Page:Sand - Elle et Lui.djvu/118

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que j’étais fou, et ne peux-tu pardonner des torts involontaires ? Compare ma conduite après ma maladie avec ce qu’elle était auparavant ! N’était-ce pas comme un réveil de mon âme ? Ne m’as-tu pas trouvé tout à coup aussi confiant, aussi soumis, aussi dévoué que j’étais sceptique, irascible, égoïste, avant cette crise qui me rendait à moi-même ? Et, depuis ce moment, as-tu quelque chose à me reprocher ? N’avais-je pas accepté ton mariage avec Palmer comme un châtiment qui m’était bien dû ? Tu m’as vu mourir de douleur à l’idée de te perdre pour toujours : t’ai-je dit un mot contre ton fiancé ? Si tu m’eusses ordonné de courir après lui et même de me brûler la cervelle pour te le ramener, je l’eusse fait, tant mon âme et ma vie t’appartiennent ! Est-ce là ce que tu veux encore ? Dis un mot, et, si mon existence te gêne et te perd, je suis prêt à la supprimer. Dis un mot, Thérèse, et tu n’entendras plus jamais parler de ce malheureux qui n’a rien à faire au monde que de vivre ou de mourir pour toi.

Le caractère de Thérèse s’était affaibli dans ce double amour, qui, en somme, n’avait été que deux actes du même drame ; sans cet amour froissé et brisé, jamais Palmer n’eût songé à l’épouser, et l’effort qu’elle avait fait pour s’engager à lui n’était peut-être qu’une réaction du désespoir. Laurent n’avait jamais disparu de sa vie, puisque le thème de persuasion que Palmer avait dû employer pour la convaincre était un retour perpétuel sur cette funeste liaison qu’il voulait lui faire oublier, et qu’il était fatalement entraîné à lui rappeler sans cesse.

Et puis le retour à l’amitié après la rupture avait été pour Laurent un véritable retour à la passion, tandis que, pour Thérèse, ç’avait été une nouvelle phase de dévouement plus délicat et plus tendre que l’amour même. Elle avait souffert de l’abandon de Palmer, mais sans lâcheté. Elle avait encore de la force contre l’injustice, et l’on peut même dire que toute sa force était là. Elle n’était pas la femme éternellement souffrante et plaintive des inutiles regrets et des incurables désirs. Il se faisait en elle de puissantes réactions, et son intelligence, qui était assez développée, l’y aidait naturellement. Elle se faisait une haute idée de la liberté morale, et, quand l’amour et la foi d’autrui lui faisaient banqueroute, elle avait le juste orgueil de ne pas disputer lambeau par lambeau le pacte déchiré. Elle se plaisait même alors à l’idée de rendre généreusement et sans reproche l’indépendance et le repos à qui les réclamait.

Mais elle était devenue beaucoup moins forte que dans sa première jeunesse, en ce sens qu’elle avait recouvré le besoin d’aimer et de croire, longtemps assoupi en elle par un désastre exceptionnel. Elle s’était longtemps imaginé qu’elle vivrait ainsi, et que l’art serait son unique passion. Elle s’était trompée, et elle ne pouvait plus se faire d’illusions sur l’avenir. Il lui fallait aimer, et son plus grand malheur, c’est qu’il lui fallait aimer avec douceur, avec abnégation, et satisfaire à tout prix cet élan maternel qui était comme une fatalité de sa nature et de sa vie. Elle avait pris l’habitude de souffrir pour quelqu’un, elle avait besoin de souffrir encore et, si ce besoin étrange, mais bien caractérisé chez certaines femmes et même chez certains hommes, ne l’avait pas rendue aussi miséricordieuse envers Palmer qu’envers Laurent, c’est parce que Palmer lui avait semblé trop fort pour avoir besoin lui-même de son dévouement. Palmer s’était donc trompé en lui offrant un appui et une consolation. Il avait manqué à Thérèse de se croire nécessaire à cet homme, qui voulait qu’elle ne songât qu’à elle-même.

Laurent, plus naïf, avait ce charme particulier dont elle était fatalement éprise, la faiblesse ! Il ne s’en cachait pas, il proclamait cette touchante infirmité de son génie avec des transports de sincérité et des attendrissements inépuisables. Hélas ! il se trompait aussi. Il n’était pas plus réellement faible que Palmer n’était réellement fort. Il avait ses heures, il parlait toujours comme un enfant du ciel, et, dès que sa faiblesse avait vaincu, il reprenait sa force pour faire souffrir, comme font tous les enfants que l’on adore.

Laurent était voué à une fatalité inexorable. Il le disait lui-même dans ses moments de lucidité. Il semblait que, né du commerce de deux anges, il eût sucé le lait d’une furie, et qu’il lui en fût resté dans le sang un levain de rage et de désespoir. Il était de ces natures plus répandues qu’on ne pense dans l’espèce humaine et dans les deux sexes, qui, avec toutes les sublimités de l’idée et tous les élans du cœur, ne peuvent arriver à l’apogée de