Page:Sand - La Daniella 1.djvu/173

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que la chute de l’eau est si nette et si absolue dans son puits naturel, qu’elle n’envoie pas une goutte de pluie sur ses margelles de rocher.

— Alors, vous croyez qu’ils se sont précipités volontairement.

— Et naturellement ! dit-il en fixant sur le gouffre son œil mélancolique, terni par un reste d’ivresse.

— L’aventure n’est pas authentique, dis-je à Tartaglia ; car le guide m’a parlé de trois Anglais, et voilà milord qui parle de deux.

— Il n’y en a peut-être eu qu’un seul, répondit Tartaglia avec son insouciance habituelle sur le chapitre de la vérité ; c’est un suicide qui aura fait des petits.

Ce trait d’esprit produisit sur lord B*** un effet qui m’eût fait frémir si j’eusse été seulement à trois pas de lui, car il enfourcha le parapet avec l’aisance d’un bon cavalier, et parut un instant disposé à descendre sur la corniche ; mais j’avais été à temps de passer mon bras sous le sien, et je le tenais encore mieux que je n’avais tenu Medora quelques instants auparavant. Cette corniche me paraît aussi, à moi, très-praticable ; mais, au milieu de la foudre de la cataracte qui la rase, je n’y voudrais pas voir marcher un Anglais sortant de table.

— Qu’est-ce que vous avez ? me dit-il tranquillement en restant à cheval sur le parapet. Vous croyez que je veux aller faire une promenade dans les entrailles de la terre ? Non ! la vie est si courte, qu’elle ne vaut pas la peine qu’on l’abrège. Donnez-moi du feu pour rallumer mon cigare ! quant à l’immoralité du suicide, en ma qualité d’Anglais de race pure, je proteste. Quand on se sent décidément et irrévocablement à charge au autres…

Il s’interrompit pour rappeler son chien jaune, qui était sauté sur le parapet et qui aboyait à la cascade.