Page:Sand - Le Dernier Amour, 1882.djvu/68

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— Pourquoi te permets-tu de toucher à cela ? lui dit-elle.

C’était une relique en effet, c’était le violon de Crémone du grand-père avec l’archet armorié. Elle ne put résister au désir de le mettre d’accord et de jouer : pendant une heure, elle nous ravit. Elle ne savait faire sans doute aucune difficulté, mais elle avait le chant large et pur des vrais musiciens. L’ampleur de son geste et la simplicité majestueuse de son attitude répondaient à cette saine intuition musicale. Elle paraissait grande quand elle tenait ce violon ; son profil sérieux s’illuminait d’une flamme intérieure et d’une auréole mystérieuse. Au plus beau moment de son inspiration et comme elle semblait en communication avec l’âme des maîtres, elle s’interrompit, et, remettant le violon à Tonino :

— Reporte cela, lui dit-elle ; il faut que j’aille à la laiterie, je n’ai pas le temps de m’amuser.

Et elle courut à ses vaches, reprenant tout à coup l’air affairé et la démarche empressée de la ménagère prosaïque.

Ces contrastes entretenaient mes perplexités. Je me demandais si cette existence encore si remplie d’ardeur et de vitalité était réellement finie, si elle m’avait dit vrai, en m’assurant n’avoir aimé personne depuis la catastrophe de sa jeunesse, et si, dans tous les cas, l’occasion d’aimer noblement et légitimement venant à naître, elle n’aurait plus assez de foi et d’enthousiasme pour la saisir.