Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/195

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plus vite ; on eût dit qu’il voulait se cacher dans la poussière que soulevaient les pieds de son cheval.

— Quoique si proche voisin, M. de Châteaubrun n’a plus la moindre relation avec lui ?

— Oh ! ceci est fort étrange, dit Gilberte en baissant la voix d’un air de confidence naïve ; mais je peux bien vous en parler, monsieur Émile, parce qu’il me semble que vous devez éclaircir quelque chose dans ce mystère. Mon père a été intimement lié dans sa jeunesse avec M. de Boisguilbault. Je sais cela, bien qu’il n’en parle jamais et que Janille évite de me répondre quand je l’interroge ; mais Jean, qui n’en sait pas plus long que moi sur les causes de leur rupture, m’a souvent dit qu’il les avait vus inséparables. C’est ce qui m’a toujours fait penser que M. de Boisguilbault n’est ni si fier ni si froid qu’il le paraît ; car l’enjouement et la vivacité de mon père n’eussent pu s’accommoder d’un caractère hautain et d’un cœur sec. Je dois vous confier aussi que j’ai surpris quelques réflexions échangées entre mon père et Janille à propos de lui, dans des moments où ils croyaient que je ne les entendais pas. Mon père disait que le seul malheur irréparable de sa vie était d’avoir perdu l’amitié de M. de Boisguilbault, qu’il ne s’en consolerait jamais, et que s’il pouvait donner un œil, un bras et une jambe pour la reconquérir, il n’hésiterait pas. Janille traitait ces plaintes de folies et lui conseillait de ne jamais faire la moindre démarche, parce qu’elle connaissait bien l’homme, et qu’il n’oublierait jamais ce qui les avait brouillés.

« — Eh bien, disait alors mon père, j’aimerais mieux une explication, des reproches ; j’aurais mieux aimé un duel, alors que nous étions encore à peu près d’égale force pour nous mesurer, que ce silence implacable et cette persistance glacée qui me percent le cœur. Non, Janille, non, je n’en prendrai jamais mon parti, et si je