Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/292

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tout en lui parlant comme à un nègre. Ainsi, tandis que Sylvain faisait mine de panser le cheval et d’atteler la voiture, c’était bien vraiment son maître qui maniait l’étrille et soulevait le brancard.

Si l’enfant s’endormait en conduisant, Antoine se frottait les yeux, ramassait les guides, et luttait contre le sommeil plutôt que de réveiller son page.

S’il n’y avait qu’une portion de viande à souper : « Vous partagerez les os avec monsieur Sacripant », disait M. Antoine à Charasson, qui couvait des yeux cette victuaille ; mais sans trop s’en rendre compte, le bonhomme rongeait les os et laissait le meilleur morceau à Sylvain. Aussi le rusé gamin connaissait les allures de son maître, et plus il était menacé de jeûner, de veiller et de travailler, plus il comptait sur sa bonne étoile.

Cependant, lorsqu’il vit que M. Antoine ne donnait nulle attention à son coucher, et qu’Émile se contentait de la crèche, il commença, en servant le souper, à bâiller, à tirer ses bras, et à dire que la route avait été longue, que ce maudit pays était au bout du monde, et qu’il avait bien cru n’y arriver jamais.

Antoine fit la sourde oreille, et bien que le souper fût peu délicat, il mangea de grand appétit.

« Voilà comme j’aime à voyager, disait-il en choquant à chaque instant son verre contre celui d’Émile, par suite de l’habitude qu’il avait prise avec Jean Jappeloup : c’est quand j’ai toutes mes aises et toutes mes affections avec moi. Ne me parlez pas d’aller au loin, dans une chaise de poste ou sur un navire, courir seul tristement après la fortune. Il fait bon à jouir du peu qu’on a, en parcourant un beau pays où l’on connaît tous les passants par leur nom, toutes les maisons, tous les arbres, toutes les ornières ! Voyez si je ne suis pas ici comme chez moi ? Si j’avais Jean et Janille au bout de la table, je me croirais à