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Page:Sand - Le Secrétaire intime — Mattéa — La Vallée noire, 1884.djvu/242

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un raisonnable avertissement de son orgueil  ; Abul ne semblait nullement éprouver pour elle amour, amitié ou compassion. Il ne paraissait pas même la voir la plupart du temps  ; et s’il lui adressait quelques regards étonnés, c’était de la singularité de son vêtement européen, ou du bruit que faisait à son oreille la langue presque inconnue qu’elle parlait, qu’il était émerveillé. Mattea s’était rendu compte de tout cela  ; elle se disait sans humeur, sans dépit, sans chagrin, peut-être seulement avec une surprise ingénue, qu’elle n’avait produit aucune impression sur Abul  ; puis elle ajoutait : « Si quelque marchand turc d’une bonne et honnête figure, et d’une intacte réputation, comme Abul-Amet, m’offrait de m’épouser et de m’emmener dans son pays, j’accepterais sans répugnance et sans scrupule  ; et quelque médiocrement heureuse que je fusse, je ne pourrais manquer de l’être plus qu’ici. C’était là tout, en vérité. Ni le Turc Abul, ni le Grec Timothée ne lui avaient adressé une parole qui donnât suite à ces idées, et c’était dans un moment d’exaspération singulière, délirante, inexplicable, comme il en vient seulement aux jeunes filles, que Mattea, soit pour désespérer sa mère, soit pour se persuader à elle-même qu’elle avait une volonté bien arrêtée, avait imaginé de nommer le Turc plutôt que le Grec, plutôt que le premier Vénitien venu.

Cependant, à peine cette parole fut-elle prononcée, étrange effet de la volonté ou de l’imagination dans les jeunes têtes ! que Mattea chercha à se pénétrer de cet amour chimérique et à se persuader que depuis plusieurs jours elle en avait ressenti les mystérieuses atteintes. — Non, se disait-elle, je n’ai point menti, je n’ai point avancé au hasard une assertion folle. J’aimais sans le savoir  ; toutes mes pensées, toutes mes espérances se reportaient vers lui. Au moment du péril, dans la crise