Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/260

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peut excuser et justifier une femme aussi malheureuse, j’aime à l’entendre, et je m’efforce d’y croire. Mais que nous importe de savoir si elle est sincère ou coquette ? Pourrais-tu t’arrêter un instant à la pensée de répondre à de telles avances ? Ô mon ami, si un amour disproportionné, irréalisable, venait à s’emparer de toi, sois-en certain, ton avenir serait compromis et ton âme en quelque sorte flétrie. Garde-toi donc des rêves dangereux et des écarts de l’imagination. Tu ne sais pas ce qu’on souffre quand une seule fois on a laissé passer devant le pur miroir de la raison certains fantômes trompeurs qui ne peuvent le fixer dans notre vie de misère et de privation.

— Tu parles de ces chimères comme si ton esprit ferme et sage pouvait les connaître, répondit Amaury, frappé du ton d’amertume qui accompagnait les paroles de son ami. As-tu donc déjà vu quelque exemple de ces amours disproportionnées que tu réprouves ?

— Oui, j’en ai vu un, répondit Pierre avec émotion, et quelque jour peut-être je te le raconterai ; mais cela me coûterait trop en ce moment : c’est une blessure toute fraîche qui a été faite au cœur d’un honnête homme. Il ne la méritait pas, sans doute ; mais elle lui sera salutaire, et il en remercie Dieu.

Amaury comprit à demi que Pierre parlait de lui-même, et n’osa l’interroger davantage. Mais après quelques instants de silence, il ne put s’empêcher de lui demander si la marquise était pour quelque chose dans l’exemple qu’il citait.

— Non, mon ami, répondit Pierre, je crois la marquise meilleure que la personne à laquelle tu me fais songer. Mais, quelle qu’elle soit, Amaury, ne pense pas que cette marquise, sans mari, sans lieu conjugal, sans prudence et sans force sur elle-même, soit un être aussi beau, aussi pur et aussi précieux devant Dieu que la noble Sa-