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LE COMPAGNON

tellement l’inévitable déception qui l’attendait, qu’il se reprochait de la confirmer dans son erreur. Elle ne lui faisait pas de questions, une secrète pudeur lui défendant de prononcer la première le nom de celui qu’elle aimait ; mais elle attendait qu’il lui parlât de son ami autrement que pour répéter à chaque instant : « Je ne vois pas venir le Corinthien, » ou bien : « J’espère que le Corinthien va venir. »

Elle fut distraite un instant lorsque, après être revenue, à plusieurs reprises, sur l’obligeance de la fille de chambre, dont elle avait tout d’abord raconté à Pierre l’accueil généreux, elle lui fit deviner, par la description qu’elle lui en faisait, que cette femme de chambre n’était autre que la jeune châtelaine. Elle le questionna beaucoup alors sur cette riche et noble demoiselle qui arrêtait les passants sur le chemin pour leur donner l’hospitalité de la nuit et s’occuper des soucis de leur lendemain, et qui faisait ces choses avec tant de simplicité de cœur, qu’on ne pouvait ni deviner son rang ni comprendre, au premier abord, combien elle était bonne, à moins d’être bon soi-même. D’après les détails que Pierre lui donna sur mademoiselle de Villepreux, la Savinienne conçut pour cette jeune personne une sorte de vénération religieuse ; et sa joie fut grande d’apprendre le jugement qu’elle avait porté sur les sculptures du Corinthien ainsi que la protection qu’elle lui avait acquise de la part de son grand père. Mais lorsque, de questions en questions, elle apprit les projets du Corinthien, et son désir d’aller à Paris et de changer d’état, elle devint pensive et stupéfaite ; et, après avoir écouté tout ce que Pierre essayait de lui faire comprendre, elle lui répondit en secouant la tête : — Tout ceci m’étonne beaucoup, maître Pierre, et me paraît si peu naturel que je crois entendre un de ces contes que nos compagnons lisent quelquefois dans des livres à la veillée,