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DU TOUR DE FRANCE.

tumulte du monde, murmure sans cesse à mon oreille que je suis attaché à la glèbe du travail, et que je dois peut-être y mourir.

— Mais ceci est une absurdité ! Pierre, tu te ravales et tu te calomnies ; tu n’es pas fait pour rester machine et pour suer comme un esclave. Est-ce que la manière dont le riche exploite le travail du peuple n’est pas une iniquité ? Toi-même, tu l’as dit cent fois !

— Oui, en principe je hais cette exploitation ; mais en fait je m’y soumets.

— C’est une inconséquence, Pierre, c’est une lâcheté ! Que chacun en dise autant, et jamais les choses ne changeront.

— Cher Corinthien, les choses changeront ! Dieu est trop juste pour abandonner l’humanité, et l’humanité est trop grande pour s’abandonner elle-même. Il m’est impossible de sentir dans mon âme ce que c’est que la justice sans que la justice soit possible. Je ne chérirais pas l’égalité si l’égalité n’était pas réalisable. Car je ne suis pas fou, Amaury ; je me sens très-calme : je suis certain d’être très-sage dans ce moment-ci, et pourtant je crois que le riche n’exploitera pas toujours le pauvre.

— Et pourtant tu te fais un devoir de rester pauvre ?

— Oui, ne voulant pas devenir riche à tout prix.

— Et tu ne hais pas les riches ?

— Non, parce qu’il est dans l’instinct de l’homme de fuir la misère.

— Explique-moi donc cela !

— C’est bien facile. Il est certain, n’est-ce pas, que, dès aujourd’hui, un pauvre peut devenir riche à force d’intelligence ?

— Oui.

— Est-il certain que tous les pauvres intelligents puissent devenir riches ?