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LE COMPAGNON

liberté perdue, sacrifiée à seize ans, et pour toujours ! J’étais une vraie paysanne dans ce temps-là : je courais pieds nus après les papillons, après les oiseaux. J’étais plus simple que les petites gardeuses de troupeaux dont je faisais ma société ; car elles savaient filer et tricoter, et moi je ne savais rien ; et quand je me mêlais de surveiller les brebis, je m’oubliais si bien que toujours j’en perdais quelqu’une. Croiriez-vous qu’à douze ans je ne savais pas lire ?

— Je crois bien que je ne le savais pas à quinze, répondit Amaury.

— Mais combien de choses vous avez apprises en peu de temps, vous ! Mon oncle dit que vous êtes plus instruit que son fils. À coup sûr vous l’êtes plus que moi. Je vois bien, d’après les bouts de conversation que nous avons eus ensemble à la danse, que vous avez énormément lu.

— Trop peu pour être instruit, assez pour être malheureux.

— Malheureux, vous aussi ? Et pourquoi donc ?

— N’étiez-vous pas plus heureuse lorsque vous étiez une petite bergère en sabots ?

— Mais vous n’avez pas perdu votre liberté, vous ?

— Peut-être que si, mon Dieu ! mais quand je la retrouverais, à quoi me servirait-elle ?

— Comment ! le monde est à vous, l’avenir vous rit, mon cher Corinthien ; vous avez du génie, vous serez artiste ; vous serez riche peut-être, et à coup sûr célèbre.

— Quand tous ces rêves se réaliseraient, en serais-je plus heureux ?

— Ah ! je le vois, vous avez des idées sociales, comme votre ami Pierre. Mon oncle nous disait hier soir que Pierre avait l’esprit tout rempli de rêves philosophiques. Je ne sais ce que c’est, moi ; vous voyez, Amaury, que je n’ai pas tant d’instruction que vous.