Aller au contenu

Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 2.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
87
DU TOUR DE FRANCE.

terre ; et si Pierre montrait quelque hésitation, elle insistait pour qu’il y entrât.

Un soir, Pierre, qui conservait malgré lui un peu de soupçon jaloux, se blottit dans sa retraite accoutumée ; c’était un gros érable touffu, qui sortait d’un massif et se penchait sur l’allée. En montant dans cet arbre on était parfaitement caché, et on pouvait tout voir et tout entendre. Il vit arriver Yseult avec Achille ; il les vit passer et repasser au dessous de lui ; il les entendit parler, comme les autres jours, conspiration, révolution et constitution. Il y eut un moment où Achille s’arrêta sous l’érable en disant : — Il paraît que nous ne verrons pas notre ami Pierre ce soir.

— C’est singulier, répondit Yseult, car nous le voyons presque tous les soirs. Il est avide de vos enseignements.

— Ou plutôt des vôtres, mademoiselle.

— Moi ! que puis-je enseigner ? Il me semble bien plutôt que j’apprends beaucoup en parlant avec cet homme du peuple, qui me paraît vraiment sage et porté aux grandes choses. Ne vous semble-t-il pas ainsi, monsieur Lefort ?

Achille avait deviné le secret d’Yseult. Il favorisait cette inclination mystérieuse en feignant de ne s’apercevoir de rien. Il n’était point porté à ce rôle seulement en vue de son Carbonarisme, mais aussi par affection véritable pour Pierre ; et puis par l’attrait qu’une aventure de ce genre a toujours pour les jeunes esprits ; et puis peut-être enfin pour le plaisir de se venger ainsi, d’une certaine façon, des secrets mépris du vieux comte. Il était là comme une sorte d’entremetteur sentimental dans le roman le plus chaste et le plus sérieux, en même temps que le moins sensé et le moins réalisable. À voir ce roman du large point de vue de la justice naturelle et de la raison philosophique, il n’y avait rien de plus moral et de plus élevé ;