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Page:Sand - Les Maitres sonneurs.djvu/109

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Sixième veillée

même écorce ; car vous pensez que le monde finit à ces collines bleues qui cerclent votre ciel, et qui sont les forêts de mon pays. Moi, je te dis, Tiennet, que c’est là que le monde commence, et que tu marcherais de ton meilleur pas, bien des jours et des nuits, avant de sortir de ces grands bois auprès desquels les vôtres sont des carrés de pois ramés. Et quand tu en aurais gagné le bout, tu trouverais des montagnes et encore des bois tels que tu n’en as jamais vus, car ce sont de grands et beaux sapins d’Auvergne inconnus dans vos plaines grasses. Mais à quoi bon te parler de ces endroits que tu ne verras jamais ? Le Berrichon, je le sais, est une pierre qui roule d’un sillon sur l’autre, revenant toujours sur celui de droite quand la charrue l’a poussé pour une saison sur celui de gauche. Il respire un air lourd, il aime ses aises, il n’a point de curiosité ; il chérit son argent, et ne le dépense point ; mais il ne sait pas l’augmenter, et n’a ni invention ni courage. Je ne dis pas ça pour toi, Tiennet ; tu sais te battre, mais c’est pour défendre ton bien, et tu ne saurais pas en acquérir par industrie, comme nous autres, esprits voyageurs, qui vivons partout comme chez nous, et prenons par ruse ou par force ce qu’on ne nous donne pas de bon gré.

— Oui, j’en suis d’accord, répondis-je ; mais ne faites-vous pas là un métier de brigands ? Voyons, ami Huriel, ne vaut-il pas mieux être moins riche et n’avoir rien à se reprocher ? car enfin, quand, sur vos vieux jours, vous jouirez de votre fortune mal acquise, aurez-vous la conscience bien nette ?

— Mal acquise ! Voyons ami Tiennet, dit-il en riant, vous qui avez, je suppose, comme tous les petits propriétaires de ce pays, une vingtaine de moutons, deux ou trois chèvres, et peut-être une pauvre bourrique à nourrir sur le communal, quand, par inadvertance, vous les laissez peler les arbres et manger le blé vert du voisin, courez-vous en offrir réparation ? Ne les