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lettres à marcie

et Brahma n’avaient pu terrasser, et dont le Christ délivra l’humanité tremblante, le Hasard et la Fatalité.

Voilà les fétiches hideux que nous sauvâmes dans le naufrage ; et voilà pourquoi nous sommes une génération infortunée, une colonie errante dans l’infini du doute, cherchant comme Israël une terre de repos, mais abandonnée, sans prophète, sans guide, sans étoile, et ne sachant même pas où dresser une tente dans l’immensité du désert.

Voilà aussi pourquoi l’ennui nous dévore, les passions nous égarent, et le suicide, démon des ténèbres, nous attend à notre chevet ou nous attire le soir sur le bord des eaux. Nous n’avons plus de fond solide pour y jeter l’ancre de la volonté, et cette ancre inutile s’est brisée dans nos mains ; nous avons perdu la garde de nous-mêmes, l’empire de nos affections, la conscience de nos forces. Nous doutons même de notre existence éphémère, de notre rapide passage sur cette terre maudite, et on nous voit sans cesse arrêtés devant le spectacle de notre propre vie comme un homme qui s’agite dans la fièvre et s’éveille en criant : « Que signifie ce rêve ? »

Voilà où nous en sommes venus, ô Marcie, et voilà pourquoi, vous et moi, nous sommes accablés du poids de l’existence comme si l’ordre de l’univers était troublé, comme si l’homme et le monde se trouvaient tout à coup en désaccord et venaient donner un démenti à la sagesse de Dieu. Mais il y a une grande loi des esprits semblable à celle du cours des fleuves ; c’est une marche éternelle qui détruit tout pour tout renouveler, ou, pour mieux dire, qui emporte tout pour tout replacer ; car rien ne se détruit que ce qui est faux, et tout ce qui est vrai subsiste éternellement.