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Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/51

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d’envoyer ce jeune homme à l’office, puisque vous n’y envoyez jamais son oncle, et que vous lui faites servir du vin sur votre propre table. Que dois-je faire ? Je n’ai pas osé l’inviter à dîner avec nous sans savoir de vous si cela était convenable.

La même demande, faite en d’autres termes, n’eût obtenu qu’une sèche désapprobation. Mais la comtesse était toujours plus satisfaite d’obtenir la soumission à ses principes que l’obéissance passive à ses volontés. C’est le propre de la vanité de vouloir imposer le respect et l’amour de sa domination.

— Je trouve la chose assez convenable, répondit-elle. Puis qu’il s’est rendu à mon billet sans hésiter, et qu’il s’est exécuté de bonne grâce, il est juste de lui montrer quelque égard. Allez, ma fille, invitez-le vous-même de ma part.

Valentine, triomphante, retourna au salon, heureuse de pouvoir faire quelque chose d’agréable au nom de sa mère, et lui laissa tout l’honneur de cette invitation. Bénédict, surpris, hésita à l’accepter. Valentine outre-passa un peu les pouvoirs dont elle était investie en insistant. Comme ils passaient tous trois à table, la marquise dit à l’oreille de Valentine :

— Est-ce que vraiment ta mère a eu l’idée de cette honnêteté ? Cela m’inquiète pour sa vie. Est-ce qu’elle est sérieusement malade ?

Valentine ne se permit pas de sourire à cette âcre plaisanterie. Tour à tour dépositaire des plaintes et des inimitiés de ces deux femmes, elle était entre elles comme un rocher battu de deux courants contraires.

Le repas fut court, mais enjoué. On passa ensuite sous la charmille pour prendre le café. La marquise était toujours d’assez bonne humeur en sortant de table. De son temps, quelques jeunes femmes, dont on tolérait la légèreté en faveur de leurs grâces, et peut-être aussi de la diversion que leurs inconvenances apportaient à l’ennui d’une société oisive et blasée, se faisaient fanfaronnes de mauvais ton ; à certains visages l’air mauvais sujet allait bien. Madame de Provence était le noyau d’une coterie féminine qui sablait fort bien le champagne. Un siècle auparavant, Madame, belle-sœur de Louis XIV, bonne et grave Allemande qui n’aimait que les saucisses à l’ail et la soupe à la bière, admirait chez les dames de la cour de France, et surtout chez madame la duchesse de Berry, la faculté de boire beaucoup sans qu’il y parût, et de supporter à merveille le vin de Constance et le marasquin de Hongrie.

La marquise était gaie au dessert. Elle racontait avec cette aisance, ce naturel propre aux gens qui ont vu beaucoup de monde, et qui leur tient lieu d’esprit. Bénédict l’écouta avec surprise. Elle lui parlait une langue qu’il croyait étrangère à sa classe et à son sexe. Elle se servait de mots crus qui ne choquaient pas, tant elle les disait d’un air simple et sans façon. Elle racontait aussi des histoires avec une merveilleuse lucidité de mémoire et une admirable présence d’esprit pour en sauver les situations graveleuses à l’oreille de Valentine. Bénédict levait quelquefois les yeux sur elle avec effroi, et, à l’air paisible de la pauvre enfant, il voyait si clairement qu’elle n’avait pas compris qu’il se demandait s’il avait bien compris lui-même, si son imagination n’avait pas été au delà du vrai sens. Enfin il était confondu, étourdi de tant d’usage avec tant de démoralisation, d’un tel mépris des principes joint à un tel respect des convenances. Le monde que la marquise lui peignait était devant lui comme un rêve auquel il refusait de croire.

Ils restèrent assez longtemps sous la charmille. Ensuite Bénédict essaya le piano et chanta. Enfin il se retira assez tard, tout surpris de son intimité avec Valentine, tout ému sans en savoir la cause, mais emplissant son cerveau avec délices de l’image de cette belle et bonne fille, qu’il était impossible de ne pas aimer.





XII


À quelques jours de là, madame de Raimbault fut engagée par le préfet à une brillante réunion qui se préparait au chef-lieu du département. C’était à l’occasion du passage de madame la duchesse de Berry qui s’en allait ou qui revenait d’un de ses joyeux voyages ; femme étourdie et gracieuse, qui avait réussi à se faire aimer malgré l’inclémence des temps, et qui longtemps se fit pardonner ses prodigalités par un sourire.

Madame de Raimbault devait être du petit nombre des dames choisies qui seraient présentées à la princesse, et qui prendraient place à sa table privilégiée. Il était donc, selon elle, impossible qu’elle se dispensât de ce petit voyage, et pour rien au monde elle n’eût voulu en être dispensée.

Fille d’un riche marchand, mademoiselle Chignon avait aspiré aux grandeurs dès son enfance ; elle s’était indignée de voir sa beauté, ses grâces de reine, son esprit d’intrigue et d’ambition s’étioler dans l’atmosphère bourgeoise d’un gros capitaliste. Mariée au général comte de Raimbault, elle avait volé avec transport dans le tourbillon des grandeurs de l’Empire ; elle était justement la femme qui devait y briller. Vaine, bornée, ignorante, mais sachant ramper de-