Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/58

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que Bénédict était laid. Dans les idées de la province, où, suivant la spirituelle définition de M. de Stendhal, un bel homme est toujours gros et rouge, Bénédict était le plus disgracié des jeunes gens. Valentine n’avait jamais regardé Bénédict avec attention ; elle avait conservé le souvenir de l’impression qu’elle avait reçue en le voyant pour la première fois ; cette impression n’était pas favorable. Depuis quelques instants seulement elle commençait à lui trouver un charme inexprimable. Plongée elle-même dans une rêverie où nulle réflexion précise ne trouvait place, elle se laissait aller à cette dangereuse curiosité qui analyse et qui compare. Elle trouvait une immense différence entre Bénédict et M. de Lansac. Elle ne se demandait pas à l’avantage duquel était cette différence ; seulement elle la constatait. Comme M. de Lansac était beau et qu’il était son fiancé, elle ne s’inquiétait pas du résultat de cette contemplation imprudente ; elle ne pensait pas qu’il pouvait en sortir vaincu.

Et c’est pourtant ce qui arriva ; Bénédict, pâle, fatigué, pensif, les cheveux en désordre ; Bénédict, vêtu d’habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et hâlé ; Bénédict, assis négligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles eaux ; Bénédict, qui regardait Valentine à l’insu de Valentine, et qui souriait de bonheur et d’admiration ; Bénédict alors était un homme ; un homme des champs et de la nature, un homme dont la mâle poitrine pouvait palpiter d’un amour violent, un homme s’oubliant lui-même dans la contemplation de ce que Dieu a créé de plus beau. Je ne sais quelles émanations magnétiques nageaient dans l’air embrasé autour de lui ; je ne sais quelles émotions mystérieuses, indéfinies, involontaires, firent tout d’un coup battre le cœur ignorant et pur de la jeune comtesse.

M. de Lansac était un dandy régulièrement beau, parfaitement spirituel, parlant au mieux, riant à propos, ne faisant jamais rien hors de place ; son visage ne faisait jamais un pli, pas plus que sa cravate ; sa toilette, on le voyait dans les plus petits détails, était pour lui une affaire aussi importante, un devoir aussi sacré que les plus hautes délibérations de la diplomatie. Jamais il n’avait rien admiré, ou du moins il n’admirait plus rien désormais ; car il avait vu les plus grands potentats de l’Europe, il avait contemplé froidement les plus hautes têtes de la société ; il avait plané dans la région culminante du monde, il avait discuté l’existence des nations entre le dessert et le café. Valentine l’avait toujours vu dans le monde, en tenue, sur ses gardes, exhalant des parfums et ne perdant pas une ligne de sa taille. En lui, elle n’avait jamais aperçu l’homme ; le matin, le soir, M. de Lansac était toujours le même. Il se levait secrétaire d’ambassade, il se couchait secrétaire d’ambassade ; il ne rêvait jamais ; il ne s’oubliait jamais devant personne jusqu’à commettre l’inconvenance de méditer ; il était impénétrable comme Bénédict, mais avec cette différence qu’il n’avait rien à cacher, qu’il ne possédait pas une volonté individuelle, et que son cerveau ne renfermait que les niaiseries solennelles de la diplomatie. Enfin M. de Lansac, homme sans passion généreuse, sans jeunesse morale, déjà usé et flétri au dedans par le commerce du monde, incapable d’apprécier Valentine, la louant sans cesse et ne l’admirant jamais, n’avait, dans aucun moment, excité en elle un de ces mouvements rapides, irrésistibles, qui transforment, qui éclairent, qui entraînent avec impétuosité vers une existence nouvelle.

Imprudente Valentine ! Elle savait si peu ce que c’est que l’amour, qu’elle croyait aimer son fiancé ; non pas, il est vrai, avec passion, mais de toute sa puissance d’aimer.

Parce que cet homme ne lui inspirait rien, elle croyait son cœur incapable d’éprouver davantage ; elle ressentait déjà l’amour à l’ombre de ces arbres. Dans cet air chaud et vif son sang commençait à s’éveiller ; plusieurs fois, en regardant Bénédict, elle sentit comme une ardeur étrange monter de son cœur à son front, et l’ignorante fille ne comprit point ce qui l’agitait ainsi. Elle ne s’en effraya pas : elle était fiancée à M. de Lansac, Bénédict était fiancé à sa cousine.