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Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/161

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raliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l’homme social, j’avais à répondre à ses efforts, à ses reproches, voici, ce me semble, ce que je pourrais dire :

J’ai tout examiné, tout connu ; si je n’ai pas tout éprouvé, j’ai du moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme ; elles sont intolérables parce qu’elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires, fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J’ai cherché en moi le bonheur, mais sans fanatisme ; j’ai vu qu’il n’était pas fait pour l’homme seul : je le proposai à ceux qui m’environnaient, ils n’avaient pas le loisir d’y songer. J’interrogeai la multitude que flétrit la misère, et les privilégiés que l’ennui opprime ; ils m’ont dit : Nous souffrons aujourd’hui, mais nous jouirons demain. Pour moi, je sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui s’écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux ; mais moi, fatigué de ce qui peut égarer l’espoir, sans attente et presque sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l’homme qui descend dans la tombe ; qu’elle s’ouvre donc pour moi : reculerais-je le terme quand il est déjà atteint ? La nature offre des illusions à croire et à aimer ; elle ne lève le voile qu’au moment marqué pour la mort : elle ne l’a pas levé pour vous, vivez ; elle l’a levé pour moi, ma vie n’est déjà plus.

Il se peut que le vrai bien de l’homme soit son indépendance morale, et que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans des situations multipliées ; que tout devienne songe hors de lui, et que la paix soit dans le cœur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se reposera la pensée désabusée ? Que faire dans la vie quand on est indifférent à tout ce qu’elle renferme ? Quand la passion de toutes choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos cœurs, le charme abandonne nos désirs détrompés, et l’irremédiable ennui