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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

l’antichambre de monsieur le Dauphin. Le prince sortit de son appartement, tenant dans ses mains un exemplaire de l’Esprit ; il dit tout haut qu’il allait chez la reine pour lui montrer les belles choses que son maître d’hôtel faisait imprimer. Alors éclata la tempête contre le livre et l’auteur. Quelle folie, disait Voltaire, de vouloir faire le philosophe à la cour, et l’homme de cour avec les philosophes !

Le propos le plus extraordinaire que j’aie entendu à Paris sur ce fameux livre sortit de la bouche de Mme de Graffigny, l’auteur célèbre de Cénie et des Lettres péruviennes. Elle était tante d’Helvétius du côté maternel ; je croyais, en conséquence, la trouver très-partiale en faveur de son neveu. Croiriez-vous bien, me dit-elle un jour, qu’une grande partie de l’Esprit et presque toutes les notes ne sont que des balayures de mon appartement ; il a recueilli ce qu’il y a de bon dans mes conversations, et il a emprunté de mes gens une douzaine de bons mots. Voltaire rit beaucoup de ce propos lorsque je le lui racontai, et il me cita une foule d’autres traits du même genre, sur la plupart des beaux esprits de Paris, même sur ceux qui étaient ses plus zélés admirateurs. La seule personne dont je lui aie toujours entendu parler avec la même estime et le même enthousiasme, c’est Mme du Châtelet, dont il avait plusieurs portraits dans ses appartements. Il m’en montrait un jour un, en me disant : Voilà mon immortelle Émilie.

Je ne ferai aucune réflexion sur le récit du Père Bettinelli. On y aperçoit bien quelque prévention monacale, et une grande frayeur des sarcasmes de Voltaire ; mais on y reconnaît aussi la tournure d’esprit et la conversation toujours brillante et animée de cet homme extraordinaire. On y verra encore que ceux qui l’ont représenté comme le flatteur des rois et le fauteur du despotisme ont bien sottement apprécié les ménagements qu’il avait souvent pour la puissance, dans la seule vue de la fléchir en faveur de la philosophie, et de faire passer des vérités qu’il croyait utiles au genre humain.



L.


MARMONTEL AUX DÉLICES[1].

1760.

Pressés de nous rendre à Genève, nous ne nous donnâmes pas même le temps de voir Lyon, réservant pour notre retour le plaisir d’admirer dans ce grand atelier du luxe les chefs-d’œuvre de l’industrie.

Rien de plus singulier, de plus original que l’accueil que nous fit Voltaire. Il était dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit les bras, il pleura de joie en m’embrassant ; il embrassa de même le fis de son

  1. Mémoires de Marmontel, Paris, 1804, tome II, pages 230 et suivantes. Arrivé aux Délices à la fin de mai 1760, Marmontel y resta une grande partie du mois de juin.