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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/227

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SI L’HOMME A UNE ÂME, ETC.

CHAPITRE V.
si l’homme a une âme, et ce que ce peut être.

Nous sommes certains que nous sommes matière, que nous sentons et que nous pensons ; nous sommes persuadés de l’existence d’un Dieu duquel nous sommes l’ouvrage, par des raisons contre lesquelles notre esprit ne peut se révolter. Nous nous sommes prouvé à nous-mêmes que ce Dieu a créé ce qui existe. Nous nous sommes convaincus qu’il nous est impossible et qu’il doit nous être impossible de savoir comment il nous a donné l’être ; mais pouvons-nous savoir ce qui pense en nous ? quelle est cette faculté que Dieu nous a donnée ? est-ce la matière qui sent et qui pense, est-ce une substance immatérielle ? en un mot qu’est-ce qu’une âme ? C’est ici où il est nécessaire plus que jamais de me remettre dans l’état d’un être pensant descendu d’un autre globe, n’ayant aucun des préjugés de celui-ci, et possédant la même capacité que moi, n’étant point ce qu’on appelle homme, et jugeant de l’homme d’une manière désintéressée.

Si j’étais un être supérieur à qui le Créateur eût révélé ses secrets, je dirais bientôt, en voyant l’homme, ce que c’est que cet animal ; je définirais son âme et toutes ses facultés en connaissance de cause avec autant de hardiesse que l’ont définie tant de philosophes qui n’en savaient rien ; mais, avouant mon ignorance et essayant ma faible raison, je ne puis faire autre chose que de me servir de la voie de l’analyse, qui est le bâton que la nature a donné aux aveugles : j’examine tout partie à partie, et je vois ensuite si je puis juger du total. Je me suppose donc arrivé en Afrique, et entouré de nègres, de Hottentots, et d’autres animaux. Je remarque d’abord que les organes de la vie sont les mêmes chez eux tous ; les opérations de leurs corps partent toutes des mêmes principes de vie ; ils ont tous à mes yeux mêmes désirs, mêmes passions, mêmes besoins ; ils les expriment tous, chacun dans leurs langues. La langue que j’entends la première est celle des animaux, cela ne peut être autrement ; les sons par lesquels ils s’expriment ne semblent point arbitraires, ce sont des caractères vivants de leurs passions ; ces signes portent l’empreinte de ce qu’ils expriment : le cri d’un chien qui demande à manger, joint à toutes ses attitudes, a une relation sensible à son objet ; je le distingue incontinent des cris et des mouvements par lesquels il flatte un autre animal, de ceux avec lesquels il chasse, et