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L’HOMME CONSIDÉRÉ COMME UN ÊTRE SOCIABLE.

relles que parce qu’on est ignorant et présomptueux. Que coûtait-il de dire : Je ne sais point ce que sont les attributs de Dieu, et je ne suis point fait pour embrasser son essence ? Mais c’est ce qu’un bachelier ou licencié se gardera bien d’avouer : c’est ce qui les a rendus les plus absurdes des hommes, et fait d’une science sacrée un misérable charlatanisme[1].

CHAPITRE VIII.
de l’homme considéré comme un être sociable[2].

Le grand dessein de l’Auteur de la nature semble être de conserver chaque individu un certain temps, et de perpétuer son espèce. Tout animal est toujours entraîné par un instinct invincible à tout ce qui peut tendre à sa conservation ; et il y a des moments où il est emporté par un instinct presque aussi fort à l’accouplement et à la propagation, sans que nous puissions jamais dire comment tout cela se fait.

Les animaux les plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanières quand l’amour les appelle, et se sentent liés pour quelques mois par des chaînes invisibles à des femelles et à des petits qui en naissent ; après quoi ils oublient cette famille passagère, et retournent à la férocité de leur solitude, jusqu’à ce que l’aiguillon de l’amour les force de nouveau à en sortir. D’autres espèces sont formées par la nature pour vivre toujours ensemble, les unes dans une société réellement policée, comme les abeilles, les fourmis, les castors, et quelques espèces d’oiseaux ; les autres sont seulement rassemblées par un instinct plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent, comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer.

L’homme n’est pas certainement poussé par son instinct à former une société policée telle que les fourmis et les abeilles ; mais à considérer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit

  1. On verra dans les ouvrages suivants que M. de Voltaire n’a pas toujours eu la même opinion sur la liberté métaphysique de l’homme : ses sentiments à cet égard changèrent dans un âge plus avancé, et il a mis dans la discussion de ces matières abstraites une force et une clarté qu’on trouve bien rarement chez d’autres écrivains. (K.) — L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même, disait Voltaire en 1766 ; voyez, dans les Mélanges, la fin du paragraphe xiii du Philosophe ignorant.
  2. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Homme, tome XIX, page 373.