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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/415

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DES MONTAGNES ET DES COQUILLES.


CHAPITRE XIX.
des montagnes et des coquilles.

J’avouerai ingénument que mon oncle avait le malheur d’être d’un sentiment opposé à celui d’un grand naturaliste[1] qui prétendait que c’est la mer qui a fait les montagnes ; qu’après les avoir formées par son flux et son reflux, elle les a couvertes de ses flots, et qu’elle les a laissées toutes semées de ses poissons pétrifiés.

« Voici, mon cher neveu, me disait-il, quelles sont mes raisons :

« 1° Si la mer, par son flux, avait d’abord fait un petit monticule de quelques pieds de sable, depuis l’endroit où est aujourd’hui le cap de Bonne-Espérance jusqu’aux dernières branches du mont Immaüs ou Mérou, j’ai grand’peur que le reflux n’eût détruit ce que le flux aurait formé.

« 2° Le flux de l’Océan a certainement amoncelé dans une longue suite de siècles les sables qui forment les dunes de Dunkerque et de l’Angleterre, mais elle n’a pu en faire des rochers ; et ces dunes sont fort peu élevées.

« 3° Si, en six mille ans, elle a formé des monticules de sable hauts de quarante pieds, il lui aura fallu juste trente millions d’années pour former la plus haute montagne des Alpes, qui a vingt mille pieds de hauteur ; supposé encore qu’il ne se soit point trouvé d’obstacle à cet arrangement, et qu’il y ait toujours eu du sable à point nommé ;

« 4° Comment le flux de la mer, qui s’élève tout au plus à huit pieds de haut sur nos côtes, aura-t-il formé des montagnes hautes de vingt mille pieds ? Et comment les aura-t-il couvertes pour laisser des poissons sur les cimes ?

« 5° Comment les marées et les courants auront-ils formé des enceintes presque circulaires de montagnes, telles que celles qui entourent le royaume de Cachemire, le grand-duché de Toscane, la Savoie, et le pays de Vaud ?

« 6° Si la mer avait été pendant tant de siècles au-dessus des montagnes, il aurait donc fallu que tout le reste du globe eût été couvert d’un autre océan égal en hauteur, sans quoi les eaux seraient retombées par leur propre poids. Or un océan qui pen-

  1. Buffon ; voyez ci-après, page 409.