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ignores ce que c’est que de se réveiller chaque matin avec la botte d’un maître sur la poitrine, tu ne t’es pas battue pour échapper au sabre du dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La dictature est au bout.

Jeunesse, jeunesse ! sois toujours avec la justice. Si l’idée de justice s’obscurcissait en toi, tu irais à tous les périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos Codes, qui n’est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des hommes est faillible et qui admet l’innocence possible d’un condamné, sans croire insulter les juges. N’est-ce donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que justice soit faite, si ce n’est toi qui n’es pas dans nos luttes d’intérêts et de personnes, qui n’es encore engagée ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?

Jeunesse, jeunesse ! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous disons qu’un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s’en brise d’angoisse. Que l’on admette un seul instant l’erreur possible, en face d’un châtiment à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les larmes coulent des yeux. Certes, les gardes-chiourme restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s’il est quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa cause et de le délivrer ? Qui donc, si ce n’est toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse et superbe, tiendra tête à un peuple, au nom de l’idéale justice ? Et n’es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent, qui fassent aujourd’hui ta besogne de généreuse folie ?

— Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ?

— Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice !

LETTRE À LA FRANCE

Ces pages ont paru en une brochure, qui a été mise en vente le 6 janvier 1898.

Elle était la deuxième de la série, et je comptais bien que la série serait longue. Je me trouvais très heureux de ce mode de publication, qui n’engageait que moi, en me laissant toute liberté et toute responsabilité. En outre, je n’étais plus resserré dans les dimensions étroites d’un article de journal, cela me permettait de m’étendre. Les événements marchaient, et je les attendais, résolu dès lors à tout dire, à lutter jusqu’au bout, pour que la vérité éclatât et que la justice fût rendue.

Dans les affreux jours de trouble moral que nous traversons, au moment où la conscience publique paraît s’obscurcir, c’est à toi que je m’adresse, France, à la nation, à la patrie !

Chaque matin, en lisant dans les journaux ce que tu sembles penser de cette lamentable affaire Dreyfus, ma stupeur grandit, ma raison se révolte davantage. Eh quoi ? France, c’est toi qui en es là, à te faire une conviction des plus évidents mensonges, à te mettre contre quelques honnêtes gens avec la tourbe des malfaiteurs, à t’affoler sous l’imbécile prétexte que l’on insulte ton armée et que l’on complote de te vendre à l’ennemi, lorsque le désir des plus sages, des plus loyaux de tes enfants, est au contraire que tu restes, aux yeux de l’Europe attentive, la nation d’honneur, la nation d’humanité, de vérité et de justice ?

Et c’est vrai, la grande masse en est là, surtout la masse des petits et des humbles, le peuple des villes, presque toute la province et toutes les campagnes, cette majorité considérable de ceux qui acceptent l’opinion des journaux ou des voisins, qui n’ont le moyen ni de se documenter, ni de réfléchir. Que s’est-il donc passé, comment ton peuple, France, ton peuple de bon cœur et de bon sens, a-t-il pu en venir à cette férocité de la peur, à ces ténèbres de l’intolérance ? On lui dit qu’il y a, dans la pire des tortures, un homme peut-être innocent, on a des preuves matérielles et morales que la révision du procès s’impose, et voilà ton peuple qui refuse violemment la lumière, qui se range derrière les sectaires et les bandits, derrière les gens dont l’intérêt est de laisser en terre le cadavre, lui qui, naguère encore, aurait démoli de nouveau la Bastille, pour en tirer un prisonnier !

Quelle angoisse et quelle tristesse, France, dans l’âme de ceux qui t’aiment, qui veulent ton honneur et ta grandeur ! Je me penche avec détresse sur cette mer trouble et démontée de ton peuple, je me demande où sont les causes de la tempête qui menace d’emporter le meilleur de ta gloire. Rien n’est d’une plus mortelle gravité, je vois là d’inquiétants symptômes. Et j’oserai tout dire, car je n’ai jamais eu qu’une passion dans ma vie, la vérité, et je ne fais ici que continuer mon œuvre.

Songes-tu que le danger est justement dans ces ténèbres têtues de l’opinion publique ? Cent journaux répètent quotidiennement que l’opinion publique ne veut pas que Dreyfus soit inno-