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Dreyfus en vingt-quatre heures ! » Et voilà ce que la basse cuisine du parlementarisme fait d’un grand peuple !

France, c’est donc de cela encore que ton opinion est faite, du besoin du sabre, de la réaction cléricale qui te ramène de plusieurs siècles en arrière, de l’ambition vorace de ceux qui te gouvernent, qui te mangent et qui ne veulent pas sortir de table !

Je t’en conjure, France, sois encore la grande France, reviens à toi, retrouve-toi.

Deux aventures néfastes sont l’œuvre unique de l’antisémitisme : le Panama et l’affaire Dreyfus. Qu’on se souvienne par quelles délations, par quels abominables commérages, par quelles publications de pièces fausses ou volées, la presse immonde a fait du Panama un ulcère affreux qui a rongé et débilité le pays pendant des années. Elle avait affolé l’opinion ; toute la nation pervertie, ivre du poison, voyait rouge, exigeait des comptes, demandait l’exécution en masse du Parlement, puisqu’il était pourri. Ah ! si Arton revenait, s’il parlait ! Il est revenu, il a parlé, et tous les mensonges de la presse immonde se sont écroulés, à ce point même, que l’opinion, brusquement retournée, n’a plus voulu soupçonner un seul coupable, a exigé l’acquittement en masse. Certes, je m’imagine que toutes les consciences n’étaient pas très pures, car il s’était passé là ce qui se passe dans tous les parlements du monde, lorsque de grandes entreprises remuent des millions. Mais l’opinion était prise à la fin de la nausée de l’ignoble, on avait trop sali de gens, on lui en avait trop dénoncé, elle éprouvait l’impérieux besoin de se laver d’air pur et de croire à l’innocence de tous.

Eh bien ! je le prédis, c’est ce qui se passera pour l’affaire Dreyfus, l’autre crime social de l’antisémitisme. De nouveau, la presse immonde sature trop l’opinion de mensonges et d’infamies. Elle veut trop que les honnêtes gens soient des gredins, que les gredins soient des honnêtes gens. Elle lance trop d’histoires imbéciles, auxquelles les enfants eux-mêmes finissent par ne plus croire. Elle s’attire trop de démentis, elle va trop contre le bon sens et contre la simple probité. Et c’est fatal, l’opinion finira par se révolter un de ces beaux matins, dans un brusque haut-le-cœur, quand on l’aura trop nourrie de fange. Et, comme pour le Panama, vous la verrez, pour l’affaire Dreyfus, peser de tout son poids, vouloir qu’il n’y ait plus de traîtres, exiger la vérité et la justice, dans une explosion de générosité souveraine. Ainsi sera jugé et condamné l’antisémitisme, sur ses œuvres, les deux mortelles aventures où le pays a laissé de sa dignité et de sa santé.

C’est pourquoi, France, je t’en supplie, reviens à toi, retrouve-toi, sans attendre davantage. La vérité, on ne peut te la dire, puisque la justice est régulièrement saisie et qu’il faut bien croire qu’elle est décidée à la faire. Les juges seuls ont la parole, le devoir de parler ne s’imposerait que s’ils ne faisaient pas la vérité tout entière. Mais, cette vérité, qui est si simple, une erreur d’abord, puis toutes les fautes pour la cacher, ne la soupçonnes-tu donc pas ? Les faits ont parlé si clairement, chaque phase de l’enquête a été un aveu : le commandant Esterhazy couvert d’inexplicables protections, le colonel Picquart traité en coupable, abreuvé d’outrages, les ministres jouant sur les mots, les journaux officieux mentant avec violence, l’instruction première menée comme à tâtons, d’une désespérante lenteur. Ne trouves-tu pas que cela sent mauvais, que cela sent le cadavre, et qu’il faut vraiment qu’on ait bien des choses à cacher, pour qu’on se laisse ainsi défendre ouvertement par toute la fripouille de Paris, lorsque ce sont des honnêtes gens qui demandent la lumière au prix de leur tranquillité ?

France réveille-toi, songe à ta gloire. Comment est-il possible que ta bourgeoisie libérale, que ton peuple émancipé, ne voient pas, dans cette crise, à quelle aberration on les jette ? Je ne puis les croire complices, ils sont dupes alors, puisqu’ils ne se rendent pas compte de ce qu’il y a derrière : d’une part la dictature militaire, de l’autre la réaction cléricale. Est-ce cela que tu veux, France, la mise en péril de tout ce que tu as si chèrement payé, la tolérance religieuse, la justice égale pour tous, la solidarité fraternelle de tous les citoyens ? Il suffit qu’il y ait des doutes sur la culpabilité de ce Dreyfus, et que tu le laisses à sa torture, pour que ta glorieuse conquête du droit et de la liberté soit à jamais compromise. Quoi ! nous resterons à peine une poignée à dire ces choses, tous tes enfants honnêtes ne se lèveront pas pour être avec nous, tous les libres esprits, tous les cœurs larges qui ont fondé la République et qui devraient trembler de la voir en péril !

C’est à ceux-là, France, que je fais appel. Qu’ils se groupent, qu’ils écrivent, qu’ils parlent ! Qu’ils travaillent avec nous à éclairer l’opinion, les petits, les humbles, ceux qu’on empoisonne et qu’on fait délirer ! L’âme de la patrie, son énergie, son triomphe ne sont que dans l’équité et la générosité.

Ma seule inquiétude est que la lumière ne soit pas faite entière et tout de suite. Après une instruction secrète, un jugement à huis clos ne terminerait rien. Alors seulement l’affaire commencerait, car il faudrait bien parler, puisque se taire serait se rendre complice. Quelle folie de croire qu’on peut empêcher l’histoire d’être écrite ! Elle sera écrite, cette histoire, et il n’est pas une responsabilité, si mince soit-elle, qui ne se payera.

Et ce sera pour ta gloire finale, France, car je suis sans crainte au fond, je sais qu’on aura beau attenter à ta raison et à ta santé, tu es quand même l’avenir, tu auras toujours des réveils triomphants de vérité et de justice !