Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/341

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il n’est pas vrai que je sois ici, devant vous, par la volonté de M. Méline. Il n’a cédé à la nécessité de me poursuivre que dans un grand trouble, dans la terreur du nouveau pas que la vérité en marche allait faire. Cela est connu de tout le monde. Si je suis devant vous, c’est que je l’ai voulu. Moi seul ai décidé que l’obscure, la monstrueuse affaire serait portée devant votre juridiction, et c’est moi seul, de mon plein gré, qui vous ai choisis, vous l’émanation la plus haute, la plus directe de la justice française, pour que la France sache tout et se prononce. Mon acte n’a pas eu d’autre but, et ma personne n’est rien, j’en ai fait le sacrifice, satisfait simplement d’avoir mis entre vos mains, non seulement l’honneur de l’armée, mais l’honneur en péril de toute la nation.

Vous me pardonneriez donc, si la lumière, dans vos consciences, n’était pas encore entièrement faite. Cela ne serait pas de ma faute. Il paraît que je faisais un rêve, en voulant vous apporter toutes les preuves, en vous estimant les seuls dignes, les seuls compétents. On a commencé par vous retirer de la main gauche ce qu’on semblait vous donner de la droite. On affectait bien d’accepter votre juridiction, mais si l’on avait confiance en vous pour venger les membres d’un conseil de guerre, certains autres officiers restaient intangibles, supérieurs à votre justice elle-même. Comprenne qui pourra. C’est l’absurdité dans l’hypocrisie, et l’évidence éclatante qui en ressort est qu’on a redouté votre bon sens, qu’on n’a point osé courir le danger de nous laisser tout dire et de vous laisser tout juger. Ils prétendent qu’ils ont voulu limiter le scandale ; et qu’en pensez-vous, de ce scandale, de mon acte qui consistait à vous saisir de l’affaire, à vouloir que ce fût le peuple, incarné en vous, qui fût le juge ? Ils prétendent encore qu’ils ne pouvaient accepter une revision déguisée, avouant ainsi qu’ils n’ont qu’une épouvante au fond, celle de votre contrôle souverain. La loi, elle a en vous sa représentation totale ; et c’est cette loi du peuple élu que j’ai désirée, que je respecte profondément, en bon citoyen, et non pas la louche procédure, grâce à laquelle on a espéré vous bafouer vous-mêmes.

Me voilà excusé, messieurs, de vous avoir dérangés de vos occupations, sans avoir eu le pouvoir de vous inonder de la totale lumière que je rêvais. La lumière, toute la lumière, je n’ai eu que ce passionné désir. Et ces débats viennent de vous le prouver, nous avons eu à lutter, pas à pas, contre une volonté de ténèbres extraordinaire d’obstination. Il a fallu un combat pour arracher chaque lambeau de vérité, on a discuté sur tout, on nous a refusé tout, on a terrorisé nos témoins, dans l’espoir de nous empêcher de faire la preuve. Et c’est pour vous seuls que nous nous sommes battus, c’est pour que cette preuve vous fût soumise entière, afin que vous puissiez vous prononcer sans remords, dans votre conscience. Je suis donc certain que vous nous tiendrez compte de nos efforts, et que, d’ailleurs, assez de clarté a pu être faite. Vous avez entendu les témoins, vous allez entendre mon défenseur, qui vous dira l’histoire vraie, cette histoire qui affole tout le monde, et que personne ne connaît. Et me voilà tranquille, la vérité est en vous maintenant : elle agira.

M. Méline a donc cru dicter votre arrêt, en vous confiant l’honneur de l’armée. Et c’est au nom de cet honneur de l’armée que je fais moi-même appel à votre justice. Je donne à M. Méline le plus formel démenti, je n’ai jamais outragé l’armée. J’ai dit, au contraire, ma tendresse, mon respect pour la nation en armes, pour nos chers soldats de France qui se lèveraient à la première menace, qui défendraient la terre française. Et il est également faux que j’aie attaqué les chefs, les généraux qui les mèneraient à la victoire. Si quelques individualités des bureaux de la guerre ont compromis l’armée elle-même par leurs agissements, est-ce donc insulter l’armée tout entière que de le dire ? N’est-ce pas plutôt faire œuvre de bon citoyen que de la dégager de toute compromission, que de jeter le cri d’alarme, pour que les fautes, qui, seules, nous ont fait battre, ne se reproduisent pas et ne nous mènent pas à de nouvelles défaites ? Je ne me défends pas d’ailleurs, je laisse à l’histoire le soin de juger mon acte, qui était nécessaire. Mais j’affirme qu’on déshonore l’armée, quand on laisse les gendarmes embrasser le commandant Esterhazy, après les abominables lettres qu’il a écrites. J’affirme que cette vaillante armée est insultée chaque jour par les bandits qui, sous prétexte de la défendre, la salissent de leur basse complicité, en traînant dans la boue tout ce que la France compte encore de bon et de grand. J’affirme que ce sont eux qui la déshonorent, cette grande armée nationale, lorsqu’ils mêlent les cris de : Vive l’armée ! à ceux de : À mort les juifs ! Et ils ont crié : Vive Esterhazy ! Grand Dieu ! le peuple de saint Louis, de Bayard, de Condé et de Hoche, le peuple qui compte cent victoires géantes, le peuple des grandes guerres de la République et de l’Empire, le peuple dont la force, la grâce et la générosité ont ébloui l’univers, criant : Vive Esterhazy ! C’est une honte dont notre effort de vérité et de justice peut seul nous laver.

Vous connaissez la légende qui s’est faite. Dreyfus a été condamné justement et légalement par sept officiers infaillibles, qu’on ne peut même suspecter d’erreur sans outrager l’armée entière. Il expie dans une torture vengeresse son abominable forfait. Et, comme il est juif, voilà qu’un syndicat juif s’est créé, un syndicat international de sans-patrie, disposant de millions par centaines, dans le but de sauver le traître, au prix des plus impudentes manœuvres. Dès lors, ce syndicat s’est mis à entasser les crimes, achetant les consciences, jetant la France dans une agitation meurtrière, décidé à la vendre à l’ennemi, à embraser l’Europe d’une guerre générale, plutôt que de renoncer à son effroyable dessein. Voilà, c’est très simple, même enfantin et imbécile, comme vous le voyez. Mais c’est de ce pain empoisonné que la presse immonde nourrit notre pauvre peuple depuis des mois. Et il ne faut pas s’étonner, si nous assistons à une crise désastreuse, car, lorsqu’on sème à ce point la sottise et le mensonge, on récolte forcément la démence.

Certes, messieurs, je ne vous fais pas l’injure de croire que vous vous en étiez tenus, jusqu’ici, à ce conte de nourrice. Je vous connais, je sais qui vous êtes. Vous êtes le cœur et la raison de Paris, de mon grand Paris, où je suis né, que j’aime