Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/350

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où elles prenaient un effrayant écho de folie et de désastre. Il faut avoir promené ce tourment pendant de longues heures solitaires, il faut avoir revécu au loin, et seul toujours, la crise où s’effondrait la patrie, pour savoir ce qu’est l’exil, dans les conditions tragiques où je viens de le connaître. Et ceux qui pensent que je suis parti pour fuir la prison, et pour faire sans doute la fête à l’étranger avec l’or juif, sont de tristes gens qui m’inspirent un peu de dégoût et beaucoup de pitié.

Je devais revenir en octobre. Nous avions résolu de temporiser jusqu’à la rentrée des Chambres, tout en comptant sur l’événement imprévu, qui était pour nous, au courant des choses, l’événement certain. Et voilà que cet événement imprévu n’attendit pas octobre, il éclata dès la fin d’août, avec l’aveu et le suicide du colonel Henry.

Dès le lendemain, je voulus rentrer. Pour moi, la revision s’imposait, l’innocence de Dreyfus allait être immédiatement reconnue. D’ailleurs, je n’avais jamais demandé que la revision, mon rôle devait forcément finir, dès que la Cour de cassation serait saisie, et j’étais prêt à m’effacer. Quant à mon procès, il n’était plus, à mes yeux, qu’une formalité pure, puisque la pièce produite par les généraux de Pellieux, Gonse et de Boisdeffre, et sur laquelle le jury m’avait condamné, était un faux dont l’auteur venait de se réfugier dans la mort. Et je me préparais donc au retour, lorsque mes amis de Paris, mes conseils, tous ceux qui étaient restés dans la bataille, m’écrivirent des lettres pleines d’inquiétude. La situation restait grave. Loin d’être résolue, la revision semblait encore incertaine. M. Brisson, le chef du cabinet, se heurtait à des obstacles sans cesse renaissants, trahi par tous, ne disposant pas lui-même d’un simple commissaire de police. De sorte que mon retour, au milieu des passions surchauffées, apparaissait comme un prétexte à des violences nouvelles, un danger pour la cause, un embarras de plus pour le ministère, dans sa tâche déjà si difficile. Et, désireux de ne pas compliquer la situation, je dus m’incliner, je consentis à patienter encore.

Quand la Chambre criminelle fut enfin saisie, je voulus rentrer. Je le répète, je n’avais jamais demandé que la revision, je considérais mon rôle comme terminé, du moment que l’affaire était portée devant la juridiction suprême, instituée par la loi. Mais de nouvelles lettres m’arrivèrent me suppliant d’attendre, de ne rien hâter. La situation, qui me semblait si simple, était au contraire, me disait-on, pleine d’obscurité et de péril. Mon nom, ma personnalité ne pouvait être qu’une torche qui rallumerait l’incendie. C’est pourquoi mes amis, mes conseils faisaient appel à mes sentiments de bon citoyen, en me parlant de l’apaisement nécessaire, en me disant que je devais attendre le retour fatal de l’opinion, pour éviter de rejeter notre pauvre pays dans une agitation néfaste. L’affaire était en bonne voie, mais rien n’était fini, quel serait mon regret si une impatience de ma part attardait la vérité triomphante ! Et je m’inclinai une fois de plus, je restai dans le tourment de ma solitude et de mon silence.

Quand la Chambre criminelle, admettant la demande de revision, décida d’ouvrir une vaste enquête, je voulus rentrer. Cette fois, je l’avoue, j’étais à bout de courage, je comprenais bien que cette enquête durerait de longs mois, je pressentais l’angoisse continue où elle devait me faire vivre. Puis, vraiment, est-ce qu’assez de lumière n’était pas faite, est-ce que le rapport du conseiller Bard, le réquisitoire du procureur général Manau, la plaidoirie de l’avocat Mornard n’avaient pas établi assez de vérité, pour que je pusse revenir le front haut ? Toutes les accusations que j’avais portées, dans ma Lettre au Président de la République, se trouvaient confirmées. Mon rôle était rempli, je n’avais qu’à rentrer dans le rang. Et ce fut pour moi un grand chagrin, une révolte indignée, d’abord, lorsque je trouvai, chez mes amis, la même résistance à mon retour. Ils étaient toujours en pleine bataille, ils m’écrivaient que je ne pouvais juger la situation comme eux, que ce serait une dangereuse faute de laisser recommencer mon procès parallèlement à l’enquête de la Chambre criminelle. Le nouveau ministère, hostile à la revision, trouverait peut-être dans ce procès la diversion voulue, j’aurais mal agi en venant l’embarrasser d’une émotion populaire, qu’on exploiterait sûrement contre nous. J’ai lutté, j’ai voulu même tomber à Paris, un beau soir, contre tous ces conseils, sans prévenir personne. Et la sagesse seulement m’a vaincu, je me suis résigné encore à de longs mois de torture.

Voilà pourquoi, depuis onze mois bientôt, je ne suis pas rentré. En me tenant à l’écart, je n’ai agi, comme le jour où je me suis mis en avant, qu’en soldat de la vérité et de la justice. Je n’ai été que le bon citoyen qui se dévoue jusqu’à l’exil, jusqu’à la totale disparition, qui consent à n’être plus, pour l’apaisement du pays, pour ne pas passionner inutilement les débats de la monstrueuse affaire. Et je dois dire aussi que, dans la certitude de la victoire, je gardais mon procès comme la ressource suprême, la petite lampe sacrée, dont nous rallumerions la clarté, si les puissances mauvaises venaient à éteindre le soleil. Mon abnégation, je l’ai poussée jusqu’au silence complet. J’ai voulu non seulement être un mort, mais un mort qui ne parle pas. La frontière passée, j’ai su me taire. On ne doit parler que lorsqu’on est là pour prendre la responsabilité de ce qu’on dit. Personne ne m’a entendu, personne ne m’a vu. Je le répète, j’étais au tombeau, dans une retraite inviolable, que pas un étranger n’a pu connaître. Les quelques journalistes qui ont laissé entendre qu’ils m’avaient approché, ont menti. Je n’en ai reçu aucun, j’ai vécu au désert, ignoré de tous. Et je me demande ce que mon pays, si dur pour moi, me reproche depuis les onze mois de bannissement volontaire que je souffre pour lui rendre la paix, dans la dignité et dans le patriotisme de mon silence.

Et c’est fini, et je rentre, puisque la vérité éclate, puisque la justice cet rendue. Je désire rentrer en silence, dans la sérénité de la victoire, sans que mon retour puisse donner lieu au moindre trouble, à la moindre agitation de la rue. Cela serait indigne de moi qu’on pût me confondre un instant avec les bas exploiteurs