Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maintenant, puisqu’on a touché le fond de l’horreur, j’attends le cinquième acte qui terminera le drame, en nous délivrant, en nous refaisant une santé et une jeunesse nouvelles.

Mon épouvante, je la dirai nettement aujourd’hui. Elle a toujours été, comme je l’ai laissé entendre, à diverses reprises, que la vérité, la preuve décisive, accablante, ne nous vienne de l’Allemagne. L’heure n’est plus de faire le silence sur ce mortel danger. Trop de lumière rayonne, il faut envisager courageusement le cas où ce serait l’Allemagne qui, dans un coup de tonnerre, apporterait le cinquième acte.

Voici ma confession. Avant mon procès, dans le courant de janvier 1896, je sus de la façon la plus certaine qu’Esterhazy était « le traître », qu’il avait fourni à M. de Schwarzkoppen un nombre considérable de documents, que beaucoup de ces documents étaient de son écriture, et que la collection complète se trouvait à Berlin, au ministère de la guerre. Je ne fais point métier d’être patriote, mais j’avoue que les certitudes qui me furent données me bouleversèrent ; et, depuis ce temps, mon angoisse de bon Français n’a point cessé, j’ai vécu dans la terreur que l’Allemagne, notre ennemie de demain peut-être, ne nous souffletât avec les preuves qui sont en sa possession.

Eh quoi ! le conseil de guerre de 1894 condamne Dreyfus innocent, le conseil de guerre de 1898 acquitte Esterhazy coupable, et notre ennemie détient les preuves de la double erreur de notre justice militaire, et tranquillement la France s’entête dans cette erreur, accepte l’effroyable danger dont elle est menacée ! On dit que l’Allemagne ne peut user de documents qu’elle tient de l’espionnage. Qu’en sait-on ? Que la guerre éclate demain, ne commencera-t-elle pas peut-être par perdre notre armée d’honneur devant l’Europe, en publiant les pièces, en montrant l’iniquité abominable où se sont obstinés certains chefs ? Est-ce qu’une telle pensée est tolérable, est-ce que la France jouira d’un instant de repos, tant qu’elle saura aux mains de l’étranger les preuves de son déshonneur ? Moi, je n’en ai plus dormi, je le dis simplement.

Alors, avec Labori, j’ai décidé de citer comme témoins les attachés militaires étrangers, nous doutant bien que nous ne les amènerions pas à la barre, mais voulant faire entendre au gouvernement que nous savions la vérité, espérant qu’il agirait. On a fait la sourde oreille, on a plaisanté, laissant l’arme aux mains de l’Allemagne. Et les choses sont restées en l’état, jusqu’au procès de Rennes. Dès ma rentrée en France j’ai couru chez Labori, j’ai insisté désespérément pour que des démarches fussent faites auprès du ministère en lui signalant la terrifiante situation, en lui demandant s’il n’allait pas intervenir, afin qu’on nous donnât les documents, grâce à son entremise. Certes, rien n’était plus délicat, puis il y avait ce malheureux Dreyfus qu’on voulait sauver, de sorte qu’on était prêt à toutes les concessions, par crainte d’irriter l’opinion publique affolée. D’ailleurs, si le conseil de guerre acquittait Dreyfus, il ôtait par là même tout virus nuisible aux documents, il brisait entre les mains de l’Allemagne l’arme dont elle pourrait se servir. Dreyfus acquitté, c’était l’erreur reconnue, réparée. L’honneur redevenait sauf.

Et mon tourment patriotique a recommencé, plus intolérable, lorsque j’ai senti qu’un conseil de guerre allait aggraver le péril, en condamnant de nouveau l’innocent, celui dont la publication des documents de Berlin criera un jour l’innocence. C’est pourquoi je n’ai cessé d’agir, suppliant Labori de réclamer les documents, de citer en témoignage M. de Schwartzkoppen, qui seul peut faire la pleine lumière. Et le jour où Labori, ce héros frappé d’une balle sur le champ de bataille, a profité d’une occasion que lui offraient les accusateurs, en poussant à la barre un étranger indigne, le jour où il s’est levé pour demander qu’on entendît l’homme dont un mot devait terminer l’affaire, il a rempli tout son devoir, il a été la voix héroïque que rien ne fera taire, dont la demande survit au procès et doit fatalement, à l’heure voulue, le recommencer pour le finir par la seule solution possible, l’acquittement de l’innocent. La demande des documents est posée, je défie que les documents ne soient pas produits.

Voyez dans quel péril accru, intolérable, nous a mis le président du conseil de guerre de Rennes, en usant de son pouvoir discrétionnaire pour empêcher la production des documents. Rien de plus brutal, pas de porte plus volontairement fermée à la vérité. « Nous ne voulons pas qu’on nous apporte l’évidence, car nous voulons condamner. » Et un troisième conseil de guerre s’est joint aux deux autres, dans l’erreur aveugle, de sorte que le démenti venu de l’Allemagne frapperait maintenant trois sentences iniques. N’est-ce pas de la démence pure, n’est-ce pas à crier de révolte et d’inquiétude ?

Le ministère que ses agents ont trahi, qui a eu la faiblesse de laisser les grands enfants de mentalité obscure jouer avec les allumettes et les couteaux, le ministère qui a oublié que gouverner c’est prévoir, n’a qu’à se hâter d’agir, s’il ne veut pas abandonner au bon plaisir de l’Allemagne le cinquième acte, le dénouement devant lequel tout Français devrait trembler. C’est lui, le gouvernement, qui a la charge de jouer ce cinquième acte au plus tôt, pour empêcher qu’il ne nous vienne de l’étranger. Il peut se procurer les documents, la diplomatie a résolu des difficultés plus grandes. Le jour où il saura demander les documents énumérés au bordereau, on les lui donnera. Et ce sera là le fait nouveau, qui nécessitera une seconde revision devant la Cour de cassation, instruite cette fois, je l’espère, et cassant sans renvoi, dans la plénitude de sa souveraine magistrature.

Mais, si le gouvernement reculait encore, les défenseurs de la vérité et de la justice feront le nécessaire. Pas un de nous ne désertera son poste. La preuve, la preuve invincible, nous finirons bien par l’avoir.

Le 23 novembre, nous serons à Versailles. Mon procès recommencera, puisqu’on veut qu’il recommence dans toute son ampleur. Si d’ici là justice n’est pas faite, nous aiderons encore à la faire. Mon cher, mon vaillant Labori, dont l’honneur n’a fait que grandir, prononcera donc à Versailles la plaidoirie qu’il n’a pu prononcer à Rennes ; et c’est bien simple, rien ne sera perdu.