Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/356

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quoi, je le répète, c’est aujourd’hui jour de grande fête, de grande victoire. Discrètement, tous nos cœurs communient avec le vôtre, il n’est pas une femme, pas une mère, qui n’ait senti son cœur se fondre, en songeant à cette première soirée intime, sous la lampe, dans l’affectueuse émotion du monde entier, dont la sympathie vous entoure.

Sans doute, madame, cette grâce est amère. Est-il possible qu’une telle torture morale soit imposée après tant de tortures physiques ? et quelle révolte à se dire qu’on obtient de la pitié ce qu’on ne devrait tenir que de la justice !

Le pis est que tout semble avoir été concerté pour aboutir à cette iniquité dernière. Les juges ont voulu cela, frapper encore l’innocent, pour sauver les coupables, quittes à se réfugier dans l’hypocrisie affreuse d’une apparence de miséricorde. « Tu veux l’honneur, nous ne te ferons que l’aumône de la liberté, pour que ton déshonneur légal couvre les crimes de tes bourreaux. » Et il n’est pas, dans la longue série des ignominies commises, un attentat plus abominable contre la dignité humaine. Cela dépasse tout, faire mentir la divine pitié, en faire l’instrument du mensonge, en souffleter l’innocence pour que le meurtre se promène au soleil, galonné et empanaché !

Et quelle tristesse, en outre, que le gouvernement d’un grand pays se résigne, par une faiblesse désastreuse, à être miséricordieux, quand il devrait être juste ! Trembler devant l’arrogance d’une faction, croire qu’on va faire de l’apaisement avec de l’iniquité, rêver je ne sais quelle embrassade menteuse et empoisonnée, est le comble de l’aveuglement volontaire. Est-ce que le gouvernement, au lendemain de l’arrêt scandaleux de Rennes, ne devait pas le déférer à la Cour de cassation, cette juridiction suprême qu’il bafoue d’une si insolente façon ? Est-ce que le salut du pays n’était pas dans cet acte d’énergie nécessaire, qui sauvait notre honneur aux yeux du monde, qui rétablissait chez nous le règne de la loi ? Il n’y a d’apaisement définitif que dans la justice, toute lâcheté ne sera qu’une cause de fièvre nouvelle, et ce qui nous a manqué jusqu’ici, c’est un gouvernement de bravoure qui veuille bien aller jusqu’au bout de son devoir, pour remettre dans le droit chemin la nation égarée, affolée de mensonges.

Mais notre déchéance est telle, que nous en sommes réduits à féliciter le gouvernement de s’être montré pitoyable. Il a osé être bon, grand Dieu ! Quelle audace folle, quelle extraordinaire vaillance, qui l’expose aux morsures des fauves, dont les bandes sauvages, sorties de la forêt ancestrale, rôdent parmi nous ! Être bon quand on ne peut pas être fort, c’est déjà méritoire. Et d’ailleurs, madame, cette réhabilitation qui aurait dû être immédiate, pour la juste gloire du pays lui-même, votre mari peut l’attendre, le front haut, car il n’est pas d’innocent qui soit plus innocent, devant tous les peuples de la terre.

Votre mari, ah ! madame, laissez-moi vous dire quelle est pour lui notre admiration, notre vénération, notre culte. Il a tant souffert, et sans cause, sous l’assaut de l’imbécillité, de la méchanceté humaines, que nous voudrions panser d’une tendresse chacune de ses plaies Nous sentons bien que la réparation est impossible, que jamais la société ne pourra payer sa dette envers le martyr, tenaillé avec une obstination si atroce, et c’est pourquoi nous lui élevons un autel dans nos cœurs, n’ayant à lui donner rien de plus pur ni de plus précieux que ce culte de fraternité émue. Il est devenu un héros, plus grand que les autres parce qu’il a plus souffert. La douleur injuste l’a sacré, il est entré, auguste, épuré désormais, dans ce temple de l’avenir, où sont les dieux, ceux dont les images touchent les cœurs, y font pousser une éternelle floraison de bonté. Les lettres impérissables qu’il vous a écrites, madame, resteront comme le plus beau cri d’innocence torturée qui soit sorti d’une âme. Et si, jusqu’ici, aucun homme n’a été foudroyé par un destin plus tragique, il n’en est pas qui soit aujourd’hui monté plus haut dans le respect et dans l’amour des hommes.

Puis, comme si ses bourreaux l’avaient voulu grandir encore, voilà qu’ils lui ont imposé la torture suprême du procès de Rennes. Devant ce martyr décloué de sa croix, épuisé, ne se soutenant plus que par la force morale, ils ont défilé sauvagement, bassement, le couvrant de crachats, le lardant à coups de couteau, versant sur ses plaies le fiel et le vinaigre. Et lui, le stoïcien, il s’est montré admirable, sans une plainte, d’un courage hautain, d’une tranquille certitude dans la vérité, qui feront plus tard l’étonnement des générations. Le spectacle a été si beau, si poignant, que l’arrêt d’iniquité a soulevé les peuples, après ces monstrueux débats d’un mois, dont chaque audience criait plus haut l’innocence de l’accusé. Le destin s’accomplissait, l’innocent passait dieu, pour qu’un exemple inoubliable fût donné au monde.

Ici, madame, nous arrivons au sommet. Il n’est pas de gloire, il n’est pas d’exaltation plus haute. Une réhabilitation légale, une formule d’innocence juridique, on serait presque tenté de se demander à quoi bon, puisqu’on ne trouverait pas un honnête homme dans l’univers qui ne soit dès aujourd’hui convaincu de cette innocence. Et, cet innocent, le voilà devenu le symbole de la solidarité humaine, d’un bout à l’autre de la terre. Lorsque la religion du Christ avait mis quatre siècles à se formuler, à conquérir quelques nations, la religion de l’innocent, condamné deux fois, a fait, d’un coup, le tour du monde, réunissant dans une immense humanité toutes les nations civilisées. Je cherche, au cours de l’histoire, un pareil mouvement de fraternité universelle, et je ne le trouve pas. L’innocent condamné deux fois a plus fait pour la fraternité des peuples, pour l’idée de solidarité et de justice, que cent ans de discussions philosophiques, de théories humanitaires. Pour la première fois, dans les temps, l’humanité entière a eu un cri de libération, une révolte d’équité et de générosité, comme si elle ne formait plus qu’un peuple, le peuple unique et fraternel rêvé par les poètes.

Et qu’il soit donc honoré, qu’il soit vénéré, l’homme élu par la souffrance, en qui la communion universelle vient de se faire !

Il peut dormir tranquille et confiant, madame, dans le doux refuge familial, réchauffé par vos