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puisse être ouverte, sans que la France ait repris son rang de juste nation. Que l’innocent soit réhabilité, et seulement alors la France sera réhabilitée avec lui.

Mais je le dis encore en terminant, madame, vous pouvez vous en remettre aux bons citoyens qui ont fait rendre la liberté à votre mari et qui lui feront rendre l’honneur. Pas un ne désertera le combat, ils savent qu’ils luttent pour le pays en luttant pour la justice. L’admirable frère de l’innocent leur donnera de nouveau l’exemple du courage et de la sagesse. Et, puisque nous n’avons pu, d’un coup, vous rendre l’être aimé, libre et lavé de l’accusation mensongère, nous ne vous demandons qu’un peu de patience encore, nous espérons bien que vos enfants n’ont plus beaucoup à grandir avant que leur nom soit légalement pur de toute tache.

Ces chers enfants, ma pensée aujourd’hui retourne invinciblement vers eux, et je les vois aux bras de leur père. Je sais avec quel soin, jaloux, par quel miracle de délicatesse, vous les avez tenus dans une complète ignorance. Ils croyaient leur père en voyage ; puis, leur intelligence avait fini par s’éveiller, ils devenaient exigeants, questionnaient, voulaient des explications à une si longue absence. Que leur dire, lorsque le martyr était encore là-bas, dans la tombe scélérate, lorsque la preuve de son innocence n’était faite que pour quelques rares croyants ? Votre cœur a dû se briser affreusement. Mais, dans ces dernières semaines, lorsque son innocence a éclaté pour tous, d’un flamboiement de soleil, j’aurais voulu que vous les prissiez tous les deux par la main, et que vous les conduisiez à cette prison de Rennes, pour qu’ils eussent à jamais dans leur mémoire leur père retrouvé là, en plein héroïsme. Et vous leur auriez dit ce qu’il avait souffert, injustement, quelle grandeur morale était la sienne, de quelle tendresse passionnée ils devaient l’aimer, pour lui faire oublier l’iniquité des hommes. Leurs petites âmes se seraient trempées à ce bain de mâle vertu.

D’ailleurs, il n’est trop pas tard. Un soir, sous la lampe familiale, dans la paix émue du foyer domestique, le père les prendra, les assoira sur ses genoux, et il leur dira toute la tragique histoire. Il faut qu’ils sachent, pour qu’ils le respectent, pour qu’ils l’adorent, comme il mérite de l’être. Quand il aura parlé, ils sauront qu’il n’y a pas au monde un héros plus acclamé, un martyr dont la souffrance ait bouleversé plus profondément les cœurs. Et ils seront très fiers de lui, ils porteront son nom avec gloire, comme le nom d’un brave et d’un stoïque qui s’est épuré jusqu’au sublime, sous le plus effroyable destin que la scélératesse et la lâcheté humaines aient laissé s’accomplir. Un jour, ce n’est ni le fils ni la fille de l’innocent, ce sont les enfants des bourreaux qui auront à rougir, dans l’exécration universelle.

Veuillez agréer, madame, l’assurance de mon profond respect.

LETTRE AU SÉNAT

Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 29 mai 1900.

Huit mois s’étaient de nouveau écoulés, entre le précédent article et celui-ci. L’Exposition universelle avait ouvert ses portes le 15 avril 1900, on se trouvait en pleine trêve. Et mon procès de Versailles était remis régulièrement de session en session. Tous les trois mois, on m’assignait, afin que la prescription ne fût pas acquise ; et, le lendemain, je recevais un autre papier, me prévenant de n’avoir pas à me déranger. Il en était de même pour mon affaire des trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qu’on renvoyait de mois en mois, indéfiniment. — Il a fallu près de quinze mois, après la grâce d’Alfred Dreyfus, pour mûrir le monstre, la loi d’amnistie, la loi scélérate.

Messieurs les Sénateurs,

Le jour où, la mort dans l’âme, vous avez voté la loi dite de dessaisissement, vous avez commis une première faute. Vous, les gardiens de la loi, vous avez permis un attentat à la loi, en enlevant un accusé à ses juges naturels, soupçonnés d’être des juges intègres. Et c’était déjà sous la pression gouvernementale que vous cédiez, au nom du bien public, pour obtenir l’apaisement qu’on vous promettait, si vous consentiez à trahir la justice.

L’apaisement ! Souvenez-vous qu’au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation, toutes chambres réunies, l’agitation a repris plus violente, plus meurtrière. Vous vous étiez déshonorés en pure perte, du moment que votre loi de circonstance, dont on attendait l’injustice désirée, tournait au triomphe de l’innocent. Et souvenez-vous qu’il s’est trouvé un tribunal militaire pour consommer quand même la suprême iniquité, soufflet à notre plus haute magistrature, dont la conscience nationale aura à rougir, tant que l’outrage n’aura pas été réparé.

Aujourd’hui, on vous demande de commettre une seconde faute, la dernière, la plus maladroite et la plus dangereuse. Ce n’est plus d’une loi de dessaisissement qu’il s’agit, c’est d’une loi d’étranglement. Vous n’aviez fait que changer les juges, vous êtes sollicités cette fois de dire qu’il n’y a plus de juges. Après avoir accepté la vilaine besogne d’adultérer la justice, vous voilà chargés de déclarer la justice en faillite. Et, de nouveau, on vous met sur la gorge la nécessité politique, on vous arrache votre vote au nom du salut de la patrie, on vous affirme que, seule, votre mauvaise action peut nous donner l’apaisement.

L’apaisement ! Il ne saurait être que dans la