Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/366

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gouvernement, et par conséquent la vôtre.

Un jour, j’en suis sûr, on racontera, avec les documents à l’appui, ce qui s’est passé à Rennes, je veux dire la façon dont votre gouvernement s’est laissé tromper et a cru devoir nous trahir ensuite. Les ministres étaient convaincus de l’acquittement de Dreyfus. Comment en auraient-ils pu douter, lorsque la Cour de cassation croyait avoir enfermé le conseil de guerre dans les termes d’un arrêt si net, que l’innocence s’imposait sans débats ? Comment se seraient-ils inquiétés le moins du monde, lorsque leurs subordonnés, intermédiaires, témoins, acteurs même dans le drame, leur promettaient la majorité, sinon l’unanimité ? Et ils souriaient de nos craintes, ils laissaient tranquillement le tribunal en proie à la collusion, aux faux témoignages, aux manœuvres flagrantes de pression et d’intimidation, ils poussaient leur aveugle confiance jusqu’à vous compromettre, monsieur le Président, en ne vous avertissant pas, car je veux croire que le moindre doute vous aurait empêché de prendre, dans votre discours de Rambouillet, l’engagement de vous incliner devant l’arrêt, quel qu’il fût. Est-ce donc gouverner que de ne pas prévoir ? Voilà un ministère nommé pour assurer le bon fonctionnement de la justice, pour veiller à l’exécution honnête d’un arrêt de la Cour de cassation. Il n’ignore pas quel danger court cet arrêt dans des mains passionnées, que toutes sortes de fièvres mauvaises ont rendues peu scrupuleuses. Et il ne fait rien, il se complaît dans son optimisme, il laisse le crime s’accomplir en plein jour ! Je consens à ce que ces ministres-là aient alors voulu la justice, mais qu’auraient-ils donc fait, je le demande, s’ils ne l’avaient pas voulue ?

Puis, la condamnation éclate, cette monstruosité inconnue jusqu’alors d’un innocent condamné deux fois. À Rennes, après l’enquête de la Cour de cassation, l’innocence était éclatante, ne pouvait faire de doute pour personne. Et c’est la foudre, l’horreur a passé sur la France et sur tous les peuples. Que va faire le gouvernement, trahi, dupé, provoqué, dont l’incompréhensible abandon aboutissait à un tel désastre ? Je veux bien encore que le coup qui a retenti si douloureusement chez tous les justes, ait alors bouleversé vos ministres, ceux qui s’étaient chargés d’assurer le triomphe du droit. Mais que vont-ils faire, quels vont être leurs actes, au lendemain de cet écroulement de leurs certitudes, lorsqu’ils ont vu qu’au lieu d’avoir été des artisans de vérité et d’équité, ils ont causé par leur maladresse ou leur insouciance une débâcle morale dont la France mettra longtemps à se relever ? Et c’est ici, monsieur le Président, que commence la faute de votre gouvernement, et de vous-même, c’est ici que nous nous sommes séparés de vous, dans une divergence d’opinions et de sentiments qui n’a cessé de croître.

Pour nous, l’hésitation était impossible, il n’y avait qu’un moyen d’opérer la France du mal qui la rongeait, si l’on voulait la guérir, lui rendre la véritable paix ; car il n’est d’apaisement que dans la tranquillité de la conscience, il n’y aura pas de santé pour nous, tant que nous sentirons en nous le poison de l’injustice commise. Il fallait trouver le moyen de saisir de nouveau, immédiatement, la Cour de cassation, et qu’on ne dise pas que cela était impossible, le gouvernement avait en main les faits nécessaires, même en dehors de la question d’abus de pouvoir. Il fallait liquider tous les procès en cours, laisser la justice faire son œuvre, sans qu’un seul des coupables pût lui échapper. Il fallait nettoyer l’ulcère à fond, donner à notre peuple cette haute leçon de vérité et d’équité, rétablir dans son honneur la personne morale de la France devant le monde. Ce jour-là seulement, on aurait pu dire que la France était guérie et apaisée.

Et c’est alors que votre gouvernement a pris l’autre parti, la résolution d’étouffer une fois de plus la vérité, de l’enterrer, en pensant qu’il suffisait de la mettre en terre pour qu’elle ne fût plus. Dans l’effarement où l’avait jeté la seconde condamnation de l’innocent, il n’a imaginé que la double mesure de gracier d’abord ce dernier, puis de faire le silence sous le bâillon d’une loi d’amnistie. Les deux mesures se tiennent, se complètent, sont le replâtrage d’un ministère aux abois qui a manqué à sa mission et qui, pour se tirer d’affaire, ne trouve rien de mieux que de se réfugier dans la raison d’État. Il a voulu, monsieur le Président, vous couvrir, du moment qu’il avait eu le tort de vous laisser vous engager. Il a voulu se sauver lui-même, en croyant peut-être qu’il prenait le seul parti pratique pour sauver la République menacée.

La grande faute a donc été commise ce jour-là, lorsqu’une occasion dernière se présentait d’agir, de remettre la patrie en sa dignité et en sa force. Ensuite, je le veux bien, à mesure que les mois se sont écoulés, le salut est devenu de plus en plus difficile. Le gouvernement s’est laissé acculer dans une situation sans issue, et quand il est venu dire devant les Chambres qu’il ne pouvait plus gouverner, si on lui refusait l’amnistie, il avait sans doute raison ; mais n’était-ce pas lui qui avait rendu l’amnistie nécessaire, en désarmant la justice, lorsqu’elle était possible encore ? Choisi pour tout sauver, il n’a en somme abouti qu’à laisser tout crouler, dans la pire des catastrophes. Et, quand il s’est agi de trouver la réparation suprême, il n’a rien imaginé de mieux que de finir par où avaient commencé les gouvernements de M. Méline et de M. Dupuy, l’étranglement de la vérité, l’assassinat de la justice.

N’est-ce pas la honte de la France que pas un de ses hommes politiques ne se soit senti assez fort, assez intelligent, assez brave, pour être l’homme de la situation, celui qui lui aurait crié la vérité, et qu’elle aurait suivi ? Depuis trois ans, les hommes se sont succédé au pouvoir, et nous les avons tous vus chanceler, puis s’abattre dans la même erreur. Je ne parle pas de M. Méline, l’homme néfaste qui a voulu tout le crime, ni de M. Dupuy, l’homme équivoque acquis d’avance au parti des plus forts. Mais voilà M. Brisson, qui a osé vouloir la revision : n’est-ce pas une grande douleur, la faute irréparable où il est tombé en permettant l’arrestation du colonel Picquart, au lendemain de la découverte du faux Henry ? Et voilà M. Waldeck-Rousseau, dont le courageux discours contre la loi de dessaisissement avait retenti si noblement au fond de toutes les consciences : n’est-ce pas un désastre, l’obligation où il s’est cru d’attacher son nom à cette amnistie, qui