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le cimetière de son village, sous cette terre foulée autrefois par ses petits pieds d’enfant.

Il existe des portraits très caractéristiques de George Sand. Le plus ancien est une gravure de Calamatta, d’après le tableau d’Ary Scheffer. George Sand avait alors trente-six ans. Elle était d’épaules puissantes. La tête, un peu forte et allongée, avait une largeur de traits et des yeux magnifiques qui lui donnaient un caractère de beauté énergique et tranquille. Les cheveux, collés aux tempes en épais bandeaux, augmentaient encore cette expression de souveraine paix, dans les audaces de la pensée. Plus tard, Couture fit, d’après elle, un fusain qui la représente épaissie déjà, mais ayant gagné en, bonté ce qu’elle avait perdu en beauté romantique. Enfin, tout le monde connaît les dernières photographies qui la montrent simplement vêtue de laine, ayant renoncé à toute coquetterie, ne gardant plus sur son visage de matrone que la bonhomie de son cœur. La face est grosse, les yeux restent beaux, les lèvres se sont avancées dans une moue de tendresse et de douce philosophie. Il semble que l’amour de la nature a fini par donner à ce masque l’expression de gravité attendrie des vieilles paysannes, qui ont vécu continuellement en plein air. Elle avait la vieillesse sereine des arbres, le front haut, la peau hâlée, avec des bouffées de jeunesse miraculeuse, pareilles à ces rejets de verdure, qu’on voit pousser brusquement au printemps, sur les troncs à demi morts.


III

Dans cette longue existence si bien remplie, j’ai indiqué les grands laits, les phases générales. Maintenant, je puis avec plus de facilité dégager l’être même et le tempérament littéraire de George Sand.

On la jugeait bien mal, lorsqu’on voyait en elle un réformateur, un révolutionnaire entêté dans sa haine contre la société. Pour moi, elle est simplement restée femme, en tout et toujours. C’est ce qui a fait ses faiblesses et son génie. Elle était femme supérieure, femme au cœur de flamme, mais femme attachée fatalement à son sexe, le subissant et découlant de lui. Sous sa redingote d’étudiant, dans ses passions les plus fortes, pendant sa campagne républicaine et socialiste de 1848, elle gardait ses longs cheveux, sa poitrine qu’une émotion agitait, son cœur de mère et d’épouse qui obéissait impérieusement aux lois naturelles. On a trop voulu voir en elle un homme, on a trop parlé des virilités de sa nature, et l’on est arrivé à se tromper, à créer une légende, au travers de laquelle le critique, pour la juger nettement, est obligé de faire un certain effort.

À mon avis, peu de femmes, au contraire, ont eu le sens féminin plus développé. Jamais elle n’a toléré devant elle les conversations risquées. Elle riait comme une pensionnaire de certaines plaisanteries gauloises qui font le régal des couvents ; mais les obscénités la révoltaient, les moindres allusions scabreuses la rendaient grave et fâchée. Dans sa vieillesse, elle avait contracté mille petites manies pudiques ; elle rangeait son linge elle-même, elle s’enfermait à double tour chez elle pour les moindres soins de toilette ; sa chambre était devenue ainsi un sanctuaire où personne n’entrait. Pendant la maladie d’entrailles qui l’a emportée, les médecins ont eu la plus grande peine à la décider aux auscultations nécessaires, et ils devaient employer toutes sortes de périphrases pour l’interroger sans la blesser. Nous sommes loin de l’amazone de la légende, dénouant sa ceinture au moindre caprice. Et il y a ici deux traits caractéristiques qu’il faut noter : le sentiment de pudeur de la femme et la répugnance du poète pour les saletés de la nature humaine. Cette répugnance, au fond, devait être aussi forte, plus forte même que la pudeur, car elle avait le besoin de tout idéaliser, elle n’a jamais conçu les fautes de ses héroïnes, sans les embellir d’un charme poétique, en voilant les infirmités de la chair.

Avec George Sand femme, tout s’explique aisément. Son éducation libre, sa vie en pleine campagne, la disposaient à une grande franchise d’allures, au singulier besoin de rêverie et d’action qui semble avoir caractérisé son tempérament. Il faut surtout songer à l’émancipation précoce de son esprit par la lecture des philosophes et des poètes, qui, dans la solitude de Nohant, étaient devenus ses seuls amis. On la voit ainsi grandir en indépendance et en libre examen, sans autre règle que sa raison et son cœur. Elle fait un mariage malheureux, et dès lors la révolte est fatale. Rousseau, Chateaubriand, Byron, ont fermenté dans cette nature jeune et puissante. Dès qu’elle prend une plume, les premières pages qu’elle écrit sont une protestation contre la loi sociale qui dispose des individus, à rencontre des lois naturelles. Entendez qu’elle écrit un plaidoyer pour sa propre cause, elle se venge de ses neuf années d’union mal assortie ; elle se met tout entière dans son œuvre, avec ses larmes et ses joies. Certes, je ne veux pas rabaisser son bel emportement, en le regardant comme un simple dépit de femme. Mais il est certain que, à chaque page de ses premiers romans, toute la femme vibre en elle, avec la rancune du mariage dans lequel on l’a enfermée. Je ne parle pas des contradictions, des incertitudes dont ses livres sont pleins ; elle suit la pente de son rêve et va souvent où elle ne croit pas aller. C’est un être aux sensations vives, qui obéit à sa passion du moment. Elle s’y donne sans se ménager, elle en fait son credo, son acte de foi et d’espérance, jusqu’à ce qu’une autre passion la saisisse et la convertisse à une autre religion. Et rien n’est plus typique que ces engouements, rien n’est plus femme, je le dis encore. Imaginez une âme noble, éprise du beau, toute frémissante aux grandes idées d’humanité, de progrès et de liberté ; donnez à cette âme une chaleur d’enthousiasme, une foi de disciple qui se rebute bientôt et qui change de dévotion, à mesure qu’elle rencontre la réalité noire et triste au fond de ses amours les plus idéalisés ; mettez-la dans une époque de floraison littéraire, de lutte intellectuelle, et vous aurez George Sand avec ses élans et ses retraites, ses campagnes de réformateur forcément stériles, son définitif triomphe de grand écrivain.

Oui, elle-même se trompait, quand elle a pu