Paysages introspectifs/L’esprit large

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L’esprit large

À Joseph SERRE

L’Océan, c’est ma synthèse, et les systèmes sont les rivières.
J. Serre
Jadis tout se tenait ; et si la vérité triomphe, un jour tout se tiendra.
Hello

I

L’OCÉAN

J’ai quitté le verger profond où j’étouffais,
La fleur quotidienne et l’arbre où se cantonne
La rétine adaptée au rêve monotone ;
J’ai quitté mon verger stérile aux murs épais.


Tandis que des parfums de rose et de cinname,
Sous le dernier rayon des soleils purpurins,
Se mêlaient aux fraîcheurs des horizons marins,
J’ai suivi vers la mer Angina, le vieux brahme.



Les grands aigles royaux dérangés de leurs nids
S’envolaient maudissant nos pas attentatoires,
Et parvenus jusqu’au sommet du promontoire
Le sage m’a montré l’Océan et m’a dit :


« Mon fils recueille en toi la clameur solennelle
Que la bise du soir fait jaillir des flots verts ;
Vois, la vague écumeuse enserre l’univers,
Et la terre s’absorbe en la mer éternelle.


« L’orifice béant de l’abîme confond
Les humains orgueilleux. Que ton esprit s’émeuve
Au spectacle infini des ruisseaux et des fleuves
Qui s’engloutissent tous dans ce gouffre sans fond.


« Aux rivières d’argent de leurs bords dépouillées
L’immensité s’ajoute, et le torrent s’endort,
Préférant aux chansons de ses cascades d’or,
Le tumulte berceur des voix agenouillées.



« Petit ou grand, humble ou superbe, aucun cours d’eau
N’est dédaigné, s’il accomplit, lorsqu’il arrive
À l’Océan, le sacrifice de ses rives,
Où gazouille le chant limpide des oiseaux.


« Car ton esprit est large, ô mer, mer généreuse !
Tu conçois la synthèse en ton sein libéral
Et chaque affluent vient jusqu’à ton littoral
Fraterniser selon ta ferveur amoureuse.


« Car ton esprit est bon. Tes humides vapeurs
Montent dans la nuit calme, et la fraîche rosée,
Qui gemme les gazons de perles irisées,
Est comme la moisson féconde de tes pleurs.


« Tu permets au baiser arrogant des carènes
D’effleurer dans leur vol ton visage mouvant,
Et tu sais enfermer dans l’haleine du vent
Un peu du souffle pur et subtil des sirènes.



« Mais le néant mesquin de nos instincts trop fiers,
Le pauvre son de nos combats et de nos ires,
Vaine douleur de nos cris, fait sourire
Les rides de ta face et ton front grave, ô mer !


« Dans ce soir langoureux où mon œil te contemple,
Magnifique, à travers ton collier étoilé,
Je pleure tristement les siècles écoulés
Dans l’oubli de ta gloire et de tes grands exemples.


« Oh ! fais que l’idéal de tes flots permanents
Et ton immensité touchent le cœur des hommes,
Et que notre raison, prisonniers que nous sommes
Dans le cirque fermé de nos vieux continents,


« Recule sa limite, enferme en ses abîmes
Tous les courants d’idée et les ruisseaux d’esprit.
Et qu’un jour elle trône en la paix de son lit
Comme toi bienfaisante, et comme toi sublime ! »

II

VERS LES SOURCES

Mais tandis qu’Angina, le vieux brahme, parlait,
Sous des ruissellements d’aube qui s’apparente
Aux dernières pâleurs des étoiles mourantes,
La mer s’irradiait en longs rubans de lait.


Quand le jour eut piqué de fleurs sa robe neuve,
Dédaignant l’Océan vide en sa majesté
D’abîmes dangereux et de flots révoltés,
J’ai conduit mon esprit vers la Source des fleuves.



Car malgré ta science, ô sage évocateur,
Tu ne m’as point montré la genèse des choses,
Par quoi le gouffre amer s’emplit et se suppose,
Ni d’où sort le ruisseau qui glisse des hauteurs.


C’est pourquoi, remontant l’estuaire fertile
Où le fleuve lassé s’envase en gras contours,
Jusqu’aux quais accroupis gardiens de son cours,
J’ai traversé sans m’arrêter les sombres villes.


L’onde coulait fangeuse et d’antiques brouillards,
Mélangés aux relents issus de bouches sombres
En train de rejeter de nidoreux décombres,
Incrustaient leur patine aux horizons blafards.


Peu à peu les coteaux tendaient leurs pentes gaies,
S’échelonnant au bord des horizons boisés,
Et le fleuve coulait plus pur, amenuisé
Au frôlement mystérieux des oseraies.



Et les cloches des bourgs tintaient dans le matin
La fraîche éclosion de la bonne journée,
Et galopait en rond la roue éperonnée
Des moulins étourdis de clapotis câlins.


Puis la forêt m’a révélé ses observances
Par l’incessible voix des oiseaux inspirés,
Et j’ai lavé mon corps et j’ai purifié
Mes sens, au clair ruisseau des mystiques Jouvences.


Sonne, sonne, mon cor, la marche du Graal,
À travers la ferveur des sapins extatiques ;
Voici que prennent fin mes jeûnes ascétiques
Et qu’à nouveau me vêt le linge baptismal.


Déjà l’ombre s’effeuille et les bois s’illuminent
Aux limpides abords des glaciers transparents.
Je franchirai d’un bond le fracas des torrents
Et j’enjamberai leurs avalanches d’hermine.



Hardi, parmi le chant cadencé des Ave,
Que les mages bannis de la terre en délire
Clament dans l’unisson suppliant de leurs lyres
Vers l’Absolu : hardi, le soleil s’est levé !

..................

À présent je contemple, à présent je rayonne.
Seigneur, chacun de tes rayons essentiels
Se réfracte en mon cœur et réjouit mon ciel
D’une clarté d’amour et d’une ivresse bonne.


Toi la Source éternelle et le torrent qui met
Quelques perles d’azur à l’âme impatiente
De plonger son tourment en ton onde vivante,
Toi souffle de l’Esprit, toi Verbe, toi Sommet,


Tu permis que l’accès de ta montagne sainte
S’ouvrît au béquillard comme au mâle cerveau.
Et que chaque mortel te retrouve à nouveau
En suivant les sentiers marqués de ton empreinte.



Et c’est pourquoi, le long des siècles emportés,
Loin des bas horizons de nos plaines sauvages,
La terre nous verra chaque jour davantage
Ascensionner le firmament de l’Unité.