Paysages irlandais

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Paysages irlandais
Paysages irlandais (p. 1-12).

Baron Pierre de COUBERTIN


PAYSAGES IRLANDAIS



Un matin de novembre, à l’aube.

Kingstown est devant nous, éclairé par un jour blafard qui semble remplir sa mission de très méchante humeur ; des nuages énormes courent au-dessus de nos têtes ; l’horizon noir comme de l’encre fait ressortir la teinte livide des vagues et la blancheur de l’écume ; à droite, des montagnes et le feu retardataire d’un phare qui brille comme un diamant. Sur le quai de la gare, les employés se disputent et déchargent les bagages avec une lenteur désespérante. Un gros cochon les regarde faire d’un œil mélancolique. Assurément je savais bien le rôle important que cet animal joue en Irlande mais je ne pouvais prévoir que ce serait le premier objet qui s’offrirait à mes yeux.

De Kingstown à Dublin les maisons se succèdent presque sans interruption ; on suit d’abord le rivage, puis viennent des prairies, un établissement de bains extrêmement primitif, quelques manufactures..…… la pierre est grise, la terre est noire : cela suinte la tristesse et cela n’a pas ce cachet d’activité, de vie intense qui fait pardonner aux cités industrielles d’Angleterre leur manteau de charbon.

La gare, elle aussi, est misérable, d’aspect pauvre et froid malgré les colossales affiches qui la remplissent. Dublin traversé ainsi le matin, n’a rien qui attire et qui charme ; sol plat, maisons uniformes, monuments à la Grecque tous pareils et qui font penser à ces mobiliers complets achetés en bloc à l’hôtel des ventes.

Mon cab passe la Liffey rivière morne et lente et s’engage dans Sackville-Street : la Land-League pour affirmer sa puissance s’est amusée à ne la laisser désigner que sous le nom d’O-Connell Street ; il est là, le grand patriote, sur son piédestal à la base duquel pleurnichent une demi-douzaine d’allégories ; il tourne le dos à la rivière et baisse la tête comme par confusion de ce qu’est devenue son œuvre ; et plus haut, sur la gauche, trois fenêtres déjà éclairées dans ce demi-jour matinal désignent les bureaux du gouvernement occulte qui enserre l’Irlande dans son bras puissant.

……… Le policeman qui veille à la grille de Broadstone-station s’est endormi et le donneur de tickets est bien près d’en faire autant.… Lentement, douloureusement, bien que peu chargé, le train s’ébranle sur les rails qui aboutissent de l’autre côté de l’île dans la vieille cité de Galway.


I


Qui aurait jamais cru le bon Dieu susceptible d’éprouver des distractions ; or il en eût au moins une et c’est le comté de Galway qui en a ressenti les effets. La chose se passait aux premiers jours du monde ; la terre qui n’est vraiment pas mal après tant de siècles devait alors être éclatante de fraîcheur…… et le bon Dieu la contemplait de sa fenêtre ; son regard satisfait errait sur les continents, leurs montagnes et leurs forêts, puis sur la surface infinie de l’Océan dont il avait récemment prononcé le divorce d’avec la terre. Mais il est certain (tous les contemporains s’accordent à le dire) que ce que le Bon Dieu regardait avec le plus de plaisir et de fierté, c’était la verte Erin qu’il venait d’achever……… pour la mieux voir il sortit sur son balcon tenant à la main un grand sac de pierres grises lesquelles dans sa pensée devaient s’harmoniser gracieusement avec la sombre verdure des sapins et l’herbe pâle des prairies.

Qu’elle était jolie, la verte Erin, comme une oasis flottant sur la mer ; ses lacs reposaient doucement et les flots pressés de ses rivières emportaient au rivage, le reflet d’un ciel toujours bleu (de ce bleu fin du Nord) que la méchanceté des hommes n’avait pas encore obscurci de nuages. Le bon Dieu, dit la légende, ne se tint plus de joie à ce spectacle.… et fit une gambade. Le sac s’ouvrit et les pierres grises s’en allèrent toutes s’abattre sur le comté de Galway. Le bon Dieu se consola en songeant, sur la remarque de St-Hubert, que les habitants du comté seraient des habits rouges émérites et qu’ils s’amuseraient infiniment à sauter les murs de pierres grises.

Voilà l’histoire dans son irrespectueuse naïveté ; elle donne au moins une exacte notion des paysages que je contemple et dans lesquels les pierres grises jouent le rôle principal. Elles bordent les routes, limitent les près, clôturent les parcs, entourent les chaumières, sans ciment, posées les unes sur les autres au point qu’en se baissant l’on peut voir le ciel dans les interstices : le charretier d’un coup de pied y fait une brèche pour sa charrette et referme derrière lui cette porte improvisée ; mais partout mêlées la verdure et la pierre restent partout distinctes ; pas de plantes grimpantes ; sur les pignons en ruines le lierre même n’avance qu’avec précaution comme s’il trouvait ce roc trop froid pour lui.

Nous montons le matin vers un sommet d’où le temps clair promet une jolie vue. Le long du chemin boueux, des chaumières affaissées au seuil desquelles les enfants et les cochons se témoignent une désastreuse intimité ; les femmes, tête nue, enveloppées de châles plucheux s’arrêtent à trois pas pour nous faire leur petite révérence précipitée comme celle des enfants de chœur quand monsieur le curé a le dos tourné ; une vieille mendiante à qui j’ai fait la charité s’est mise à parler avec véhémence : j’ai cru un instant qu’elle m’agonisait de sottises, mais non ! elle appelait tous les saints du paradis à mon aide.

Point d’arbres sur la route ; il n’y en a que dans les parcs des landlords ; les paysans n’en veulent pas autour de leurs demeures et les abattent quand ils en trouvent. C’est peut-être à cela qu’il faut attribuer l’espèce de tristesse vague et mélancolique qui flotte dans l’air ou bien est-ce à l’étendue monotone des landes, ou bien encore à ce bog, mélange marécageux d’eau et de tourbe sur lequel le soleil couchant jette des lueurs fauves à l’aspect sinistre et grandiose. Certainement ce pays à son étrangeté, son charme même et un cachet sauvage qui convient à sa situation lointaine à l’extrémité de l’Europe.

La montagne dont nous escaladons les rampes glissantes est un lieu de pélerinage célèbre, grâce à un puits dont l’eau guérit infailliblement presque toutes les maladies dont on ne meurt pas. Les pélerins qui, à certain jour du mois d’août s’y réunissent après la messe commencent bien par boire un peu de cette eau saumatre ; par malheur ils ne s’en tiennent pas là, et après avoir levé les bras au ciel et fait le tour du puits à genoux sur le rocher, ils se dirigent vers les tentes sous lesquelles on vend du whisky… Aujourd’hui le site est désert ; il y gagne en propreté ce qu’il perd en pittoresque mais le sol est jonché de bouchons qui témoignent hautement des ravages exercés dans les rangs de la pieuse assemblée par cette liqueur, la vraie Reine de l’Irlande.

Le paysage est plus réjouissant à contempler. On ne voit pas la mer, mais une traînée lumineuse qui brille comme un reflet de banquise indique l’emplacement de la baie de Galway et les montagnes du Connemara dessinent dans l’éloignement leur pâle silhouette. Sur tout cela passe un souffle vivifiant et froid qui vient du large ; il est certain qu’ici on prend un bain de santé et ceux qui y feraient une saison s’en trouveraient fort à l’aise sans que le saint auquel la dévotion irlandaise accorde les honneurs du puits ait eu à se donner beaucoup de mal pour eux.

Croisé, en revenant, une jeune miss sur un car ; le jaunting-car est une voiture qui semble avoir été inventée pour Janus ; mais lors même qu’on est un simple mortel on ne s’y trouve pas mal sitôt qu’on a pris l’habitude de suivre les mouvements du véhicule de façon à pouvoir conserver l’équilibre sans se tenir aux barreaux, ce qui n’est pas chic. En somme ce sont deux banquettes posées dos à dos sur deux roues. L’on mène de côté. Celui qui venait à notre rencontre était en bois vernis très soigné, attelé d’un joli cheval ; il portait à droite le cocher et une malle, à gauche un sac et une charmante jeune fille plongée dans un roman. Elle faisait sa tournée de châteaux, allant de l’un à l’autre comme une vraie nomade. J’ai trouvé cela très gentil, ma foi ! seulement cela nécessite deux choses ; des mœurs féminines très indépendantes et un pays où l’on pratique une hospitalité… Écossaisse ! Eh bien ! nous dirons désormais une hospitalité Irlandaise car nulle part on ne trouve autant qu’ici cet accueil franc, ouvert, ce sans-façon et cette simplicité qui doublent le charme des relations.

À proprement parler il y a peu de châteaux dans le pays ; depuis longtemps l’horizon politique est trop chargé pour que les landlords se livrent au culte de la bâtisse. Ils se contentent — et ils ont cent fois raison — des demeures sans prétention mais grandes et confortables que leur ont léguées leurs pères ; elles sont, pour la plupart, entourées de parcs superbes avec de beaux arbres et des rivières qui coulent à pleins-bords.

Quantité d’aimables voisins, beaucoup de musique, la chasse au renard, le lawntennis quand il fait beau et cinq repas par jour !… c’est une très honnête existence, quand avec cela on ne déplait pas trop à ses paysans et qu’on n’est pas exposé à être visé par eux au coin d’un bois.

Mon Dieu ! Je sais bien que je n’ai pas qualité pour parler, n’ayant pas encore été assassiné et n’ayant pas même aperçu les « moonlighters. » Ces vagabonds sont peut-être moins nombreux et moins dangereux que la renommée ne le dit ; néanmoins ceux qui les ont rencontrés n’ont pas trouvé la chose très drôle ; ne la trouvent pas drôle non plus, les malheureux landlords qui traînent après eux une escorte de policemen et en sont réduits à réquisitionner pour se soustraire aux effets du boycottage, — cette monstrueuse invention qui a sortir d’une cervelle de sauvage — et la trouvent encore bien moins drôle les mutilés, ceux auxquels un coup de feu, lâchement tiré de derrière un mur, a enlevé un bras ou une jambe ; la Land-League, en effet, préfère marquer ainsi ses victimes qui portent ensuite partout les traces de sa puissance ; rien ne sert mieux ses intérêts en consolidant le gouvernement de la peur ; qui oserait se soustraire au joug des chefs qui punissent de cette façon-là ?… À vrai dire on commence parfois par marquer votre bétail ; toutes vos vaches se réveillent un beau matin avec la queue coupée, c’est une manière d’avertissement… Il serait temps, ce semble, de mettre fin à ces sanglants enfantillages.


II


Il faisait bon en voiture découverte, ce jour-là, aux approches de l’hiver ; le vent arrivait tout frais, tout neuf d’un éloignement sans limites, passant sur la longue surface marécageuse ; des flaques d’eau coupaient, çà et là, les blocs de terre noire recouverte par endroits de longues herbes jaunes ; des canards barbottaient sur ces mares où se mirait un ciel bleu pâle semé de nuages rosés ; c’est à peine si un arbre venait parfois rompre la grande monotonie du tableau en détachant sur le ciel sa grimaçante silhouette dépouillée de feuilles.

Au sortir du bog, on retrouve un semblant de vie civilisée, des chaumières et des cochons, ces derniers surtout en abondance. Voici un vrai village avec de jolis cottages entourés de jardins ; le landlord dont la route longe le parc a bâti tout ce village à ses frais pour y loger ses « tenants » lesquels se prosternaient dans la poussière chaque fois qu’il passait en chantant sur tous les tons. « Ah ! Your Honour ! You’re the best landlord in all the county and so you are, your Honour, to be sure[1] » — Mais la Lande league lui ayant une fois envoyé une injonction à laquelle il ne s’est pas pressé d’obtempérer, il a été déclaré boycotted ; ses tenants l’ont mis en quarantaine et les misères et persécutions de toutes sortes qu’il a subies lui ont troublé le cerveau ; entrez à présent dans quelqu’un de ces cottages, il n’en est pas un dont l’occupant ne vous dira que le landlord lui a démoli sa chère maison où il était si bien, pour en bâtir une autre dans laquelle on ne peut pas vivre et que d’ailleurs c’est un maudit protestant qui sera sûrement damné, et ce sera bien fait.

Tuam que la tour carrée de sa cathédrale signale au regard, est une cité sainte dotée d’un collège sacerdotal et de plusieurs couvents et résidence d’un archevêque catholique et d’un évêque protestant ; mais elle ne se compose que de trois rues aboutissant à une place boueuse décorée d’une de ces croix annulaires ciselées dans le granit bleu des Hébrides ; la tradition rapporte qu’il en existait plus de 300 dans l’île d’Iona. Par une des rues débouche en ce moment un jaunting-car colossal capable de contenir 15 personnes ; c’est la patache qui amène au marché les gens du voisinage. Sur les murs platrés, de grandes affiches annoncent un meeting prochain dans lequel deux députés feront l’éloge de M. Gladstone et rechercheront le meilleur moyen de faire triompher ses projets ; ce qui est sous-entendu, c’est l’accompagnement obligatoire de coups de pied et de coups de poing qui terminera immanquablement la réunion.

Quelques propriétaires du comté se réunissent également ; il s’agit du petit chemin de fer qui relie Tuam à Athenry et dont ils sont actionnaires ; un charmant railway, en vérité, et de mœurs si simples ! Les voitures sont comme le panthéon de Rome avec une ouverture circulaire dans le toit, faite, soi-disant, pour mettre une lampe ; mais à quoi bon, puisqu’il n’y a pas de tunnels ; alors il n’y a qu’une lampe pour toute la ligne ; elle orne le compartiment des actionnaires ; dans les autres, il pleut.

L’archevêque catholique daigne se déranger pour me montrer lui-même sa cathédrale et me conduire ensuite à un couvent « très curieux. » Nous sonnons à une petite porte derrière laquelle on entend le vacarme d’une récréation…, la porte s’ouvre ; ce sont des petites filles et les voilà toutes qui se prosternent dans la boue, le prélat est habitué à ce spectacle, mais, faute d’habitude, je me trouve gêné par ces actes d’adoration.

Autre histoire, à présent : voilà la supérieure qui s’imagine de faire chanter ses élèves, elle me conduit en haut dans les salles d’étude et commande un chœur en mi-bémol avec arpèges à la basse lequel m’est servi tout chaud ; c’est un cantique à la Sainte Vierge ; un motet vient ensuite, suivi d’une chanson irlandaise avec une ronde pour finir : tout un concert. Et la bonne sœur du coin de l’œil guette mes appréciations sur mon visage et s’effondre en remerciements quand je lui déclare avec conviction que dans toute la France, — oui, vraiment dans toute la France, — on ne trouverait pas de petites filles chantant aussi bien. Mais ce n’est pas tout ; il me faut encore inspecter les ardoises des petits marmots qui apprennent à lire, feuilleter les cahiers des plus grands et enfin consoler un infortuné auquel on veut faire trouver Paris sur une carte et qui, le cherchant obstinément en Amérique et ne le trouvant pas, s’est mis à pleurer.


III


Le spectacle d’une messe villageoise en Irlande est décidément de ceux qu’il ne faut pas manquer. L’église de *** est située sur une petite éminence entourée de vieux sapins au tronc déjà dégarni ; point de maison alentour que le presbytère. Les paroissiens s’en viennent de tous les bouts de l’horizon, quelques-uns ayant fait une longue trotte. Ils emplissent le temple de la porte à l’autel, les hommes d’un côté les femmes de l’autre, tous dans les postures les plus pittoresques les bras ouverts ou bien accroupis sur leurs talons en manière d’extase, ils marmottent des prières et font incessamment des signes de croix. Au son argentin que produit un marteau frappant un timbre répond dans l’assistance le « boum » de tous les bras qui frappent toutes les poitrines avec autant de conviction que s’il s’agissait de la poitrine du voisin.

Au sortir de la messe, on cause devant l’église ; l’assemblée présente un aspect bizarre ; on y voit les loques trouées, les gros châles et les chapeaux à plumes qui correspondent dans les rangs féminins aux divers échelons de la hiérarchie sociale ; les gros châles sont surmontés de cheveux pommadés ; on ne porte pas de bonnets et les citoyennes qui ne peuvent aspirer au chapeau s’en vont nu-tête ; mais quelle gloire quand elles ont le chapeau ! Cet honorable appendice répand sur toute leur personne une extrême importance laquelle se traduit par la démarche raide et majestueuse des oies qui prennent terre… J’aime mieux les petites pauvresses qui ont parfois l’ovale assez pur, le teint frais et le regard profond.

Vers 3 heures, et malgré le mauvais temps, commence le Hurling dans un pré voisin de la rivière : c’est un jeu populaire, une sorte de polo à pied. Les gars se dévétissent pour s’y livrer ; ils sont pieds nus pour mieux tenir sur l’herbe. Le Hurling compte des champions dans tout le pays ; chaque commune a son club, mais la Land-League y est pour quelque chose et ses meetings se confondent avec les réunions du club. J’ai remarqué de plus que les jeunes gens devaient s’exercer au maniement des armes et aux marches militaires. Car tout à l’heure ils sont venus à notre rencontre sur le chemin d’arrivée, en rang, marquant le pas et le bâton sur l’épaule… Jolie graine à révolution que cette garde nationale secrète.

Pendant que les joueurs dégustent la bière du landlord pour se donner du cœur, on demande des danseurs de bonne volonté pour une gigue, afin de régaler le « French gentleman. » — Le piper s’installe sur une chaise et joue des airs bizarres accentués de travers mais d’une grande mélancolie et rappelant, en moins inspiré, en moins musical, les modulations du biniou breton. Deux hommes et deux femmes consentent enfin à profiter de l’orchestre, mais cela manque d’entrain ; c’est un petit sautillement morose qui finit par donner le hoquet.

Le jeu commence, les joueurs ont sur la tête des espèces de casquettes en toiles vertes et rouges ; les verts me choisissent comme capitaine et j’ai l’insigne honneur de leur jeter la balle. Le tableau ne manque pas de cachet ; sous ce ciel humide, dans cette atmosphère où l’eau suinte de toutes parts, que le vent traverse en gémissant : cette bande de jeunes hommes qui se démènent avec leurs grands bâtons, tantôt près, et alors on comprend toutes les finesses du jeu en voyant la balle bondir sous leurs coups, tantôt loin, et on ne saisit plus qu’une mêlée tourbillonnante où ils ont l’air de vouloir s’assommer l’un l’autre… Dans les haies, sur les fossés tout autour du champ, il y a des spectateurs disséminés, puis un groupe plus compact entoure un piper aveugle célèbre dans le pays et qui joue ses vieilles ballades pour enflammer les combattants ; il a le costume classique, la culotte de velours marron, les longues guêtres jaunes et les souliers à boucle et la redingote ouverte sur une espèce de jabot grossier… Il s’est appuyé, à une de ces meules que les bêtes dévorent sur place et qui, construites autour d’un long pieu fiché en terre, descendent toute seule à mesure qu’on les mange… Les notes grêles de son instrument se perdent à trois pas de lui, mais il sait leur donner je ne sais quel charme mélancolique et poétique. Cependant la nuit tombe sur tout cela, non pas la nuit du bon Dieu, mais un noir fait de longues bandes cotonneuses qui descendent en biais donnant à toutes choses des contours plus troubles et plus confus.

Le jeu va bientôt finir ; une fois encore je jette la balle et en me conduisant vers l’endroit marqué, l’un d’eux m’annonce que ç’a été « a foïne play ». — Puis, pris d’enthousiasme il interpelle les autres : « Boys ! three cheers for the French Gentleman » et les cheers sont donnés. « Boys ! three cheers for his country[2] » et les clameurs recommencent car cheering est le principal plaisir des Irlandais… C’est fini ! j’ai gagné ; mon lieutenant vient me l’annoncer pompeusement… et la série des cheers recommence ; il y en a pour les vainqueurs, pour les vaincus, pour le landlord, pour les tenants et pour le curé. — Quand ils ont reçu de leur capitaine l’invitation de boire à l’amitié invétérée de la France et de l’Irlande et un souverain d’or pour fixer ses paroles dans leur mémoire en les imbibant de whisky, l’enthousiasme des joueurs est à son comble.


IV


Encore une légende ! Celle-ci est même une histoire si l’on en croit l’Irlandais qui me la raconte afin de me faire voir combien jadis l’Irlande était riche !

En ce temps-là les abbayes étaient aussi nombreuses que bien peuplées et les bons moines y vivaient très confortablement. À quatre milles (environ deux lieues) de l’Abbaye de Knockmoy (je jette les yeux sur Knockmoy dont les ruines se dressent solitaires et farouches dans un pré inondé ; le soleil en se couchant fait passer un rayon par les fenêtres pour mieux montrer la victoire du temps…… en étais-je ?…) — à quatre milles donc de Knockmoy, il y avait une autre abbaye du même ordre et comme les prieurs étaient grands amis, on se rendait de fréquentes visites. Un jour que le ciel pur et l’air léger invitaient à la promenade, l’Abbé de Knockmoy proposa à sa communauté d’aller chanter vêpres avec leurs voisins et l’on se mit en route…… L’Abbé marchait en tête et ses moines le suivaient deux par deux ; il en sortait toujours et c’était dans la campagne comme un long serpent noir avançant lentement et se déroulant en replis selon les caprices du chemin… L’Abbé conversait bénévolement avec ses chanoines et déjà se dessinait devant lui la silhouette d’un grand clocher entouré de bâtiments, quand il s’aperçut qu’il avait oublié son bréviaire et cela le chagrina ; il ne voulait pas retourner en arrière pour le chercher et cependant il était mortifié à la perspective de chanter vèpres avec un livre dans lequel il n’aurait pas ses habitudes. Ayant retourné la tête, il aperçut la procession interminable qui se perdait à l’horizon et une idée fort ingénieuse lui traversa l’esprit. Un mot qu’il laissa tomber dans l’oreille de son voisin fut chuchoté par celui-ci au suivant et courut bientôt dans les rangs…… précisément le dernier moine passait en ce moment le seuil de Knockmoy ; il ne perdit pas de temps pour monter dans l’appartement de l’Abbé et trouva le bréviaire sur la table ; peu d’instants après, ce livre précieux ayant passé de mains en mains atteignit son possesseur qui entra triomphalement chez son ami et put chanter vèpres bien à son aise.

C’était alors le beau temps ! Huit kilomètres de curés ! Zuze un peu ! mon bon !


V


La popularité dont je jouis dans le village grâce à ma nationalité a décidé James Owens à m’écrire : To the French Gentleman — au monsieur Français — porte naïvement l’enveloppe. Le contenu est le suivant : James Owens va être expulsé non point par un landlord féroce, mais par son oncle, paysan comme lui ; et il me prie de plaider sa cause. Voilà, ma foi, une mission commode.

L’éviction doit avoir lieu le lendemain matin… en effet le shérif apparaît avec une rigoureuse ponctualité et sur l’ordre de l’oncle dépose dans le ruisseau les meubles du neveu, ainsi que sa femme et ses enfants. Les expulsés crient et les expulseurs rient. Le parti des premiers pour lesquels la Land-League s’est prononcé est le plus nombreux de beaucoup ; on se bat dans les coins. Cependant après une heure de disputes et de raisonnements, on obtient un arrangement provisoire. Des acclamations saluent ce résultat, puis le pugilat recommence ; tout cela pataugeait dans la boue au milieu des cochons ; on criait et on gesticulait autour de ce lit et de ces chaises, et cela faisait à coup-sûr une scène très typique mais affligeante à voir. Quel acharnement il avait, ce vieux !


VI


Le Lord-Lieutenant, dans un discours officiel aux habitants de Galway, déclara que la célèbre baie sur laquelle est bâtie leur ville lui rappelait Gênes et la Riviera ! Le soleil — ce grand trompeur — s’était amusé sans doute à jeter de l’indigo dans les flots et de l’or sur les montagnes ; il ne s’est pas donné autant de peine pour moi et je lui en sais gré.

Voilà un de ces effets inattendus que les peintres norvégiens essaient de reproduire non sans succès ; rien ne peut dire les reflets froids mais éblouissants des teintes métalliques qui tombent de partout. Des rayons d’argent s’échappent des nuées grisâtres et viennent danser sur les flots solitaires que rien n’anime ; au loin les montagnes qu’on dirait taillées dans la glace ; leurs arêtes cessent tout à coup et il n’y a plus que le vide, le grand vide de l’Océan. C’est là que sont les îles, derniers débris du rempart qui séparait Galway de la mer et qu’un cataclysme inconnu renversa ; parfois leurs silhouettes surgissent soudain à l’horizon comme si elles se fussent rapprochées du rivage, puis s’effacent de nouveau dans la brume, comme ces autres îles que les pêcheurs armoricains voyaient avec une mystérieuse frayeur s’avancer vers eux et dont Paul Féval a recueilli les légendes.

En face de cette scène grandiose est située la ville qui présente tous les symptômes d’une cité découragée, ayant renoncé au « struggle for life ». Un immense terminus-hôtel adossé à la gare rappelle l’époque où la ligne Amérique-Irlande, fut sur le point d’être créée ; l’entreprise échoua, et aujourd’hui à travers les carreaux sans rideaux de cette vaste construction apparaissent des plafonds crevassés, des murs délabrés.

À l’endroit où les eaux du grand lac Corrib pénètrent dans la ville pour aller se jeter au port, une longue chute en fer à cheval a été formée pour attirer les saumons ; on a même eu la délicate pensée de leur fabriquer un escalier de cascades successives, et quand vient l’époque où ils remontent le cours des rivières pour déposer leurs œufs dans une eau plus froide, on les voit ici par milliers franchir les chutes d’un vigoureux coup de queue. Ce lieu est le paradis des pêcheurs et il est gardé par un certain Brown que toute l’Irlande connaît et qui ne sort sa pipe de sa bouche que lorsqu’on lui parle poissons.

Les eaux tourbillonnantes s’engagent alors dans les rues le long des vieux murs, sous des ponts vermoulus ; on les voit s’échapper avec fracas de tunnels étroits ou bondir aux angles des maisons. Toute cette force est perdue ; les manufactures ruinées laissent pendre piteusement au-dessus du fleuve des débris de chaînes rouillées et l’on devine çà et là la place des grandes roues que faisait tourner le courant. Les capitaux se sont retirés et ont tué l’essor industriel ; partout on ne voit que longs bâtiments abandonnés, chantiers déserts………… dans le port, à peine quelques bateaux de pêche ; tout à un cachet indicible de découragement et d’affaissement.

Au temps où les Espagnols étaient les premiers commerçants du monde et où leur hardiesse les poussait à chercher sans cesse de nouveaux débouchés, leurs vaisseaux parurent un jour dans la baie et ce fut le début de relations continues ; de cette époque datent les façades sculptées, les balcons ventrus, les cours intérieures et les grilles ouvragées qu’on rencontre non sans surprise dans les rues de Galway ; et là ne s’arrête pas le cachet méridional ; les femmes ont une façon de se draper dans leurs châles plucheux qui rappelle le jeu des mantilles et parfois on voit briller des prunelles noires qui n’ont rien d’Irlandais.

Plus espagnole encore d’aspect est cette étrange colonie qui forme un des faubourgs et qu’on appelle « The Claddagh » d’un mot qui signifie bord de la mer. Rien pourtant ne fait pressentir une origine méridionale chez ces hommes que l’on regarde ici comme les descendants directs de la population celtique. Ils ont eu longtemps une Constitution qui en faisait un monde à part : un Roi qu’ils élisaient et auquel ils obéissaient aveuglément, des fêtes spéciales pendant lesquelles la pêche était interdite…… et puis ils ne se mariaient qu’entre eux et toutes les femmes recevaient à leur mariage, des bagues d’or ou d’argent représentant un cœur avec deux mains enlacées. De plus ils considéraient la baie comme leur domaine réservé et coupaient impitoyablement les filets des pêcheurs étrangers à leur corporation. Cela finit tout naturellement par exaspérer les habitants de Galway et du comté ; et le gouvernement dut intervenir ; plutôt que de renoncer à ce qu’ils regardaient comme un droit sans conteste, ces enragés aimèrent mieux s’en aller ; beaucoup d’entre eux gagnèrent l’Amérique ; ils ont établi aux environs de New-York un nouveau Claddagh où ils observent encore leurs rites anciens. Il est vrai que beaucoup sont restés ; mais ils ne sont plus en force pour résister ; leur bourg se rétrécit sans cesse et peu à peu ils rentrent dans la règle commune.

Les dernières chaumières du Claddagh touchent au rivage : il y a là, pour le moment, beaucoup de vase, des débris de toutes sortes, une estacade à demi-pourrie sur laquelle sèchent des filets et un vieux pêcheur qui regarde au loin vers l’entrée de la baie — « par où viennent les îles » — quand le temps est très clair. — Mais on ne voit que des bancs de varech, longues traînées rougeâtres que les flots bercent lentement…


VII


Dans chaque comté, les amateurs se sont groupés en club pour la chasse au renard ; c’est le sport favori et cette fois tout promet une réunion brillante. Environ trente habits rouges et amazones au meeting……… la question était de savoir si M. X……, boycotté depuis peu, braverait la Land League qui lui a fait enjoindre indirectement de ne pas chasser…… M. X. est là, calme et souriant, une fleur à la boutonnière et les voisins se réjouissent secrètement de voir qu’il accepte le combat et tient tête courageusement.

Beaucoup de spectateurs là haut, sur une colline d’où le regard s’étend au loin dans la plaine…… et l’on part avec ardeur. Ce ne sont point des obstacles pour rire que l’on a à franchir mais les chevaux les enlèvent avec une charmante facilité si bien que, malgré quelques chutes, on se retrouve au complet à l’heure du « luncheon ». Il est servi en plein air auprès d’une maison de garde, à l’entrée d’un beau parc ; quelques retardataires sont venus là rejoindre la chasse et l’on se promet une belle fin de journée. On a bien bu et bien mangé et la confiance renaît, parce que l’incident redouté ne s’est pas produit.

Mais on n’est pas sitôt reparti qu’un cri se fait entendre… deux chiens se roulent sur l’herbe en poussant des hurlements de douleur ; quelques pas plus loin un troisième tombe comme foudroyé… les autres se couchent l’oreille basse… Ils ont été empoisonnés ! Tant pis pour les pauvres bêtes ; ça apprendra à leurs maîtres à chasser quand la Land-League le leur défend.

Le retour est triste : nous cheminons lentement sur une longue route qui passe entre des solitudes interminables ; le ciel irlandais toujours changeant, répand sur le paysage des teintes lumineuses ou sombres alternativement, sous ces feux de lumière, le bog passe du rouge vif au violet foncé, tantôt faisant tache comme la bruyère d’Écosse aux flancs des montagnes, tantôt enveloppé d’un nimbe scintillant…, puis quelque nuage qui pousse au hasard sa course dans l’atmosphère interrompt ces splendeurs et sur la terre, on voit son ombre courir, rapide, jusqu’au bord de l’horizon.

Une seule fois, quelqu’un a élevé la voix pour demander « qui avait fait le coup. » — Un nom a été cité, que je n’ai pas entendu.

— Il faut le poursuivre, a repris celui qui avait parlé.

— À quoi bon ? Il serait acquitté. — Cela fut dit avec un accent de profonde lassitude.

… Le soir est venu ; une bise humide se lève, les gros nuages gris ont masqué le coucher du soleil, mais à l’endroit où il a disparu, une déchirure dans la nuée laisse voir un triangle jaunâtre, d’aspect effrayant, comme un signe de malédiction…


Baron Pierre de Coubertin.
  1. Ah ! Votre Honneur ! vous êtes le meilleur landlord de tout le comté. En vérité. Votre Honneur, vous l’êtes !
  2. Garçons ! 3 hurrahs pour le Français.
    Garçons ! 3 hurrahs pour son pays.