Philosophes et publicistes contemporains — M. de Bonald

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PHILOSOPHES
ET
PUBLICISTES CONTEMPORAINS.

M. DE BONALD.

M. de Bonald est à la fois un philosophe et un publiciste. Il a eu le mérite rare de ramener toujours toutes les questions à leurs principes, et c’est pour cela qu’il n’a jamais varié ni dans ses opinions ni dans sa conduite. Juger une théorie seulement par ses applications, c’est prendre la discussion par le milieu, et se condamner soi-même à l’inconséquence. Les généralités font peur aux esprits frivoles ; au-delà de l’observation matérielle, il n’y a plus rien pour eux que de vain et de chimérique ; ils laissent les principes aux poètes et aux songe-creux, et ne veulent s’occuper que des faits. Tout ce qui ne saurait être représenté par un chiffre est une pâture trop peu substantielle pour des esprits si positifs. Il en résulte qu’avec toute leur sagesse, ils ne sont dans le secret de rien. Le secret, c’est le principe. Pendant que ces hommes à courte vue croient combattre pour la quotité de l’impôt ou le nombre des électeurs, ils sont à leur insu au service d’une idée philosophique ; mais, comme ils ne connaissent pas leur drapeau, il leur arrive souvent d’en changer sans s’en douter. Ils ressemblent à ces marins qui, pour ne pas perdre de vue la côte, ne savent bientôt plus comment se diriger en mer. Le philosophe est l’habile capitaine qui envisage fixement son but, et, sans regarder la terre, suit hardiment la ligne droite à travers les flots.

Rien n’est plus précieux pour la philosophie que ces écrivains qui poursuivent fidèlement les applications d’un principe, et se présentent pour ainsi dire tout d’une pièce aux appréciations de l’histoire. C’est une expérience toute faite et qu’il ne s’agit plus que de constater. Veut-on connaître la valeur et la portée de M. de Bonald en philosophie et en politique ? M. de Bonald est tout entier dans une seule théorie, sa théorie du langage. Qu’il s’agisse du divorce, de la peine de mort, de la censure, des cours prévôtales, c’est dans cette théorie qu’il va chercher ses argumens ; c’est elle qui gouverne ses opinions dans les sujets en apparence les plus éloignés, l’assiette de l’impôt, l’aliénation des forêts royales. Réunir toutes ces doctrines dans un système uniquement appuyé sur cette base, discuter cette théorie fondamentale dont la chute doit entraîner tout l’édifice, tel est le seul moyen praticable pour juger M. de Bonald. On peut le juger diversement ; mais quiconque ne sent pas cette filiation ou fait porter son appréciation sur d’autres points, n’a jamais rien compris ni à la vie de M. de Bonald, ni à sa politique, ni à sa philosophie.

L’Académie française a donné M. Ancelot pour successeur et pour panégyriste à M. de Bonald. Malgré tout l’honneur qu’un pareil choix fait rejaillir sur M. Ancelot, nous avouons sans trop de confusion que nous ne saurions porter un jugement sur les œuvres du nouvel académicien, sans encourir l’arrêt qu’il a porté lui-même dans son discours de réception contre les critiques superficiels qui jugent sans avoir lu. Il nous permettra seulement de dire que, si l’Académie voulait témoigner son respect pour la mémoire du collègue qu’elle a perdu, elle ne devait pas faire choix d’un vaudevilliste pour remplir la place laissée vacante dans son sein. Il est presque passé en usage de tenir compte, dans les élections, des rapports d’étude, des analogies de talent et de caractère qui peuvent exister entre le candidat et son prédécesseur, et l’Académie ne doit pas, sans de pressantes raisons, se départir d’une coutume dont tout le monde apprécie la sagesse. Personne n’était de l’avis de l’Académie sur la nécessité et la convenance de M. Ancelot ; et cela rendait plus périlleuse pour lui, par les antipathies qu’il lui fallait vaincre, et les suffrages qu’il avait à justifier, l’épreuve solennelle de la séance publique. Ces séances, après tout, quoiqu’elles aient bien souvent un côté ridicule, sont une bonne institution, et on en aperçoit surtout les avantages quand les choix qui ont été faits sont universellement blâmés. Si les quarante ont raison contre le public, c’est une belle occasion pour l’élu, entouré de tant d’hommes illustres qui le patronnent et le favorisent, de détruire des préventions injustes ; et, si d’aventure l’Académie pouvait se tromper, cette exhibition publique du candidat qu’elle a préféré serait une sorte de compensation pour un mauvais choix.

Quelle ample matière offrait à M. Ancelot l’éloge historique de M. de Bonald ! Une vie mêlée à tous nos orages, une participation presque continue à la polémique des journaux pendant toute la restauration, une philosophie qui remonte aux premiers principes de la connaissance humaine et s’étend jusqu’aux dernières applications de la morale et de la politique. Si les études et les goûts de M. Ancelot ne le rendaient pas propre à juger la philosophie de M. de Bonald, il pouvait du moins l’exposer en bon style, et dire simplement, modestement, son avis sur ces grandes questions. Les titres même au nom desquels il se présentait, lui faisaient un devoir de cette modestie. Il est vrai qu’à la séance publique, en répondant au nouvel académicien, M. Briffaut a prétendu que « de M. de Bonald à M. Ancelot la transition n’était pas aussi difficile qu’elle le paraissait au premier coup d’œil. » Mais le digne président n’a peut-être eu recours à ce paradoxe assez étrange qu’après des recherches infructueuses, et pour nier par un beau mouvement oratoire la difficulté qu’il n’espérait plus de pouvoir résoudre. Le moyen, en effet, d’accepter sérieusement la raison qu’il en a donnée, que les vaudevilles de M. Ancelot sont les meilleurs commentaires des œuvres de M. de Bonald ! Les doctrines de M. de Bonald sont si claires, qu’elles n’ont pas besoin d’être commentées ; et, s’il fallait à toute force leur assigner un commentaire, on n’a qu’à le chercher dans la plupart des lois de la restauration, dans la loi du sacrilége, par exemple, ou bien encore dans les ordonnances de juillet. Cela ne ressemble guère à des vaudevilles. M. Ancelot, en prenant pour lui et en exposant avec enthousiasme les théories de M. de Bonald, a manqué de tact et n’a pas choisi le rôle qui lui convenait. Au lieu d’un éloge historique, il a fait une oraison funèbre ; au lieu d’un discours académique, c’est un sermon qu’il nous a donné. Il en avait le débit et le style ; et quand il s’est écrié avec tant de véhémence : « Non, la foi n’est pas encore éteinte dans tous les cœurs, » si ce n’eût été le lieu, l’illusion était complète. M. Ancelot appartient à cette classe de prédicateurs de la restauration plus préoccupée de combattre Rousseau, Voltaire et la philosophie, que de propager les saines doctrines protectrices du trône et de l’autel. Le public applaudissait à outrance ; véritable public d’académie, qui applaudit l’emphase du débit et la sonorité des périodes, sans se soucier des doctrines qui se cachent sous tout cela ; public de rhéteurs, pour qui tout est matière à amplification oratoire, qui approuve M. Ancelot quand il attaque Napoléon et qu’il déclare la guerre aux idées libérales, et qui lui aurait accordé la même somme d’applaudissemens, s’il avait soutenu la thèse contraire avec le même luxe de métaphores. À un certain moment, l’un des deux orateurs a remercié sa majesté Louis XVIII de nous avoir délivrés de l’invasion étrangère, et le public a applaudi cela comme le reste. Le discours de M. Ancelot a vécu ce que vit un vaudeville : ni le style, ni les idées ne lui méritaient un meilleur sort, et avant un mois on avait oublié la séance, le discours et l’académicien ; mais de pareilles forfanteries de l’esprit de parti doivent être tirées de l’oubli, en quelque lieu qu’elles se produisent, et ne peuvent passer sans protestation.

L’Académie ne ferait-elle pas bien de renoncer à ces fades éloges, véritables amplifications de collége, et de faire passer en coutume l’innovation introduite par quelques-uns de ses plus illustres membres, de ne pas tout approuver et tout glorifier dans leurs prédécesseurs, et d’exprimer plutôt un jugement équitable avec cette modération et cette réserve que le lieu et la nature de la réunion commandent ? La mémoire même du mort en serait plus honorée que de toutes ces apothéoses ; et puisqu’enfin on ne fait plus d’oraisons funèbres dans la chaire, ces mensonges pompeux et officiels sont-ils donc un genre de littérature si important, que l’Académie française doive consacrer exclusivement ses séances à en conserver les traditions ?

Qu’on loue l’esprit et le talent de M. de Bonald, qu’on exalte le désintéressement de son caractère, qu’on le félicite même de ses doctrines philosophiques, si on a le malheur de les partager, tout cela peut être sage et convenable ; mais faire de M. de Bonald un homme de génie, l’appeler, après je ne sais quel prince russe, le Newton de la politique, transformer le théoricien d’une réaction implacable en bienfaiteur de l’humanité, lui attribuer à lui seul, à sa seule influence, tout ce qui reste encore de bonnes et salutaires croyances dans la société, n’est-ce pas nuire, par une exagération insensée, à la mémoire qu’on veut défendre ? Que prétend M. Ancelot, quand il vient nous dire que M. de Bonald a terrassé le XVIIIe siècle ? Le XVIIIe siècle est sans doute, dans sa pensée, la personnification des doctrines matérialistes et des doctrines libérales ; M. Ancelot veut-il dire que M. de Bonald a sauvé, à lui tout seul, le spiritualisme, ou qu’il a réussi dans ses efforts pour étouffer la liberté ?

M. Ancelot a été plus heureux, comme cela devait être, dans l’appréciation des vertus privées de M. de Bonald ; tout le monde est unanime pour louer cette vie pure et désintéressée, et c’est quelque chose de glorieux que cette unanimité des partis en faveur d’un homme qui ne leur a jamais fait aucune concession. Né en 1754, à Milhau dans le Rouergue, d’une famille distinguée dans la robe, M. de Bonald entra dans les mousquetaires sous Louis XV, et ne quitta ce corps qu’au moment de sa suppression en 1776. Maire de sa ville natale, au milieu des troubles qui agitaient le reste de la France, il parvint, à force de dévouement, à y maintenir la tranquillité. M. de Bonald n’entrevoyait que des malheurs dans tous ces bouleversemens. Attaché de cœur et de conviction à l’ancienne constitution de la monarchie, ces appels au peuple, cet abaissement des classes nobles, l’abolition des priviléges, étaient à ses yeux autant d’attentats à des droits sacrés. Au lieu d’avancer, il aurait voulu reculer, et trouvait trop libérale la forme du gouvernement de 88. Il fut pourtant nommé membre et enfin président du département de l’Aveyron ; mais peu de temps après il se retira volontairement pour ne pas coopérer à la constitution civile du clergé. Cette démarche, qui pouvait appeler sur lui les plus grands périls, fut la cause de son émigration. Il combattit dans les rangs de l’armée des princes, et, quand cette troupe fut licenciée, il se livra tout entier à l’étude, et commença même alors, à Heidelberg, au milieu des inquiétudes de l’exil et des privations, sa Théorie du Pouvoir, qui fut publiée à Constance en 1794. Il rentra ensuite en France avec ses deux fils, mais en proscrit et sous un nom supposé, et vint se cacher à Paris, où il passa les dernières années du directoire, occupé de diverses publications. L’empereur, qui pendant la campagne d’Italie avait lu le premier ouvrage de M. de Bonald, l’appela spontanément, en septembre 1808, à faire partie du conseil de l’Université ; mais M. de Bonald se tenait à l’écart, sachant gré au gouvernement de ce qu’il faisait pour le bon ordre, sans oublier pour cela son origine révolutionnaire, et préférant le travail et l’obscurité aux succès qu’il pouvait se promettre dans la carrière politique. M. Ancelot, dans son désir de parer son héros de toutes les vertus, nous a parlé à ce propos de la fierté et de l’indépendance de son caractère. La politique de M. de Bonald est en effet une politique libérale et indépendante ! « Il ne faut, disait-il, être soumis qu’à Dieu et au souverain légitime, son représentant sur terre ; c’est ainsi qu’on est véritablement libre, car on est soumis à la loi générale, et indépendant de toute volonté particulière, même de la sienne. » Une indépendance si farouche n’était pas de nature à effrayer l’empereur. Ce ne fut qu’en 1810, deux ans après sa nomination, que M. de Bonald céda aux instances de son ami M. de Fontanes, et vint occuper la place qu’on lui avait destinée. Vers cette époque, il reçut du nouveau roi de Hollande une lettre confidentielle, pleine de résignation et de grace noble et touchante. Louis Bonaparte lui demandait comme une faveur de venir prendre soin de l’éducation de son fils ; M. de Bonald refusa ; ses vœux et ses espérances étaient ailleurs. Il reçut avec la même indifférence quelques ouvertures du cardinal Maury sur l’éducation du roi de Rome. Les Bourbons, en revenant en France, n’y trouvèrent pas de sujet plus dévoué ni de cœur plus fidèle ; il n’avait qu’un regret : c’était de voir ses princes légitimes transformés en rois constitutionnels. Il fit encore partie du conseil de l’instruction publique pendant la première restauration, sous la présidence de l’ancien évêque d’Alais, depuis cardinal de Bausset ; mais après les cent jours, ayant été envoyé à la chambre par les électeurs de l’Aveyron, il se dévoua sans réserve à ses fonctions législatives, et prit part à toutes les discussions importantes de la chambre des députés, jusqu’en 1823, époque où le roi l’éleva à la pairie. Il sembla qu’il n’était entré dans les assemblées politiques que pour faire passer dans nos lois les mêmes théories qu’il défendait constamment dans ses livres. Il proposa la loi sur le divorce, et concourut plus que personne à la faire adopter. Il prit part à la discussion des lois les plus dures : sur les cours prévôtales, la peine de mort, le sacrilége, la réduction du nombre des tribunaux et l’amovibilité des juges pendant la première année de leur institution. Ce fut lui qui, dans la discussion de la loi d’amnistie, proposa d’étendre encore les restrictions, et de déclarer par un article spécial que le roi pourrait décider dans tous les cas à son bon plaisir. On se rappelle ce mot tristement célèbre, prononcé par M. de Bonald dans une discussion sur la peine à infliger aux sacriléges : « C’est Dieu qui est l’offensé, dit-il ; renvoyons le coupable devant son juge naturel ! » Quand on vint proposer à la chambre une dotation pour le duc de Richelieu, il saisit cette occasion de faire l’apologie des majorats ; la division incessante des propriétés, « ce mal sous lequel nous périssons, » entraînait, disait-il, la ruine prochaine de l’agriculture. Il ne songeait pas que l’abolition des maîtrises, l’extension du commerce et des entreprises industrielles, qui rendent nécessaire la capitalisation de grandes richesses, servaient de contre-poids à cette égalité établie dans le partage, en substituant la division des fortunes à la division du sol. Au fond, ce n’était pas l’intérêt de l’agriculture qui le touchait, et ce qu’il voyait dans cette égalité, c’était l’égalité elle-même. Il tint tête à l’opposition chaque fois que de nouvelles lois furent portées contre les journaux, et mérita d’être compté parmi les plus irréconciliables ennemis de nos libertés. Louis XVIII l’appela à la pairie, et lui donna une place à l’Académie française, où il fut nommé par ordonnance royale, en 1816. M. de Bonald était certainement très digne d’une distinction pareille, et il aurait pu obtenir sans difficulté de l’élection de ses confrères ce qu’il dut à une faveur royale, d’ailleurs entièrement spontanée. Sa vie publique ne présente pas d’autre évènement ; il n’accepta, sous Charles X, que la présidence temporaire et toute gratuite d’une commission de censure. Retiré dans sa famille avant la révolution de 1830, il mourut dans la nuit du 23 novembre 1840, à l’âge de quatre-vingt-sept ans.

M. de Bonald a beaucoup écrit, et il peut passer à bon droit pour un de nos publicistes les plus féconds. Il prit part à la rédaction du Mercure de France et du Journal des Débats, avec M. de Châteaubriand, et plus tard à celle du Conservateur, avec MM. de Châteaubriand, Salaberry, Fiévée, de Lamennais. Outre ses cinq grands ouvrages, la Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, qu’il publia pendant son émigration, l’Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, le Divorce considéré au dix-neuvième siècle et la Législation primitive, composés à Paris, sous le directoire, et les Recherches philosophiques, qui ne parurent que plus tard, on a de lui un recueil de pensées et un grand nombre d’opinions et de discours publiés à diverses époques en cahiers de deux ou trois feuilles d’impression. C’est ainsi qu’il produisit, en 1815, des réflexions sur l’intérêt général de l’Europe, suivies de quelques considérations sur la noblesse ; en 1819, des réflexions sur une séance de la chambre des députés, et la nécessité de garantir la religion des outrages de la presse ; en 1822, des réflexions préjudicielles sur la pétition du sieur Loveday, où il discute le droit d’adresser des pétitions aux chambres ; en 1823, des réflexions sur le budget. Il donna aussi à part, avec des appendices, un grand nombre de ses discours dans les deux chambres. Dans des observations publiées en 1818, sur un livre de Mme de Staël, Considérations sur les principaux évènemens de la révolution française, il s’attache surtout à réfuter cette erreur, que la monarchie absolue est la plus informe de toutes les combinaisons politiques. Son dernier ouvrage fut la Démonstration du principe constitutif des sociétés. On ne trouve pas dans cette longue carrière une action qui ne soit conforme à ses principes, pas une ligne qui les démente. Il pouvait relire en 1840 sa Théorie du pouvoir, publiée quarante-six ans auparavant, sous la république, sans regretter une seule de ses opinions. Il figura cependant en 1815 dans le Dictionnaire des Girouettes, et jamais accusation ne fut plus contraire à la vérité. M. de Bonald ne s’est jamais vendu, il n’a jamais été le complaisant de personne, pas même de ses amis politiques ; son amour pour le pouvoir légitime, sa haine pour la liberté, ont constamment dirigé toute sa conduite. L’auteur de Honnêtes gens vengés, qui scruta la liste des girouettes, en ôta M. de Bonald, tout en l’accusant d’être « inclément dans sa philosophie, et d’un style sévère jusqu’à la rudesse. » Ce dernier reproche n’est pas juste ; le style de M. de Bonald, assez peu remarquable d’ailleurs et le plus souvent d’une grande sécheresse, est toujours clair, quelquefois spirituel ; il échoue ordinairement quand il cherche la force et l’éclat ; sa rudesse est tout entière dans ses opinions, et pas du tout dans sa manière. Dans son style, on reconnaît l’homme du monde, le gentilhomme affable, aux mœurs douces et bienveillantes ; mais il est impitoyable dans ses théories, comme il l’a été dans sa vie publique, faisant le mal avec la ferme intention de faire le bien, et vertueux jusque dans ses écarts.

Rien n’est plus aisé à connaître que le caractère général de la philosophie de M. de Bonald. Il n’y a qu’à voir quel est son but ; c’est de poursuivre la liberté sous toutes ses formes. M. de Bonald était venu dans un temps qui devait inspirer ou un amour sans bornes ou une profonde horreur pour la liberté. Sa position de famille et de fortune, son éducation, et sans doute aussi son caractère et le tour de son esprit le jetèrent dans la résistance, et il alla d’un bond à l’extrémité la plus reculée. Le spectacle des révolutions présentes produit plus de convictions extrêmes que d’opinions modérées, et le souvenir des révolutions passées plus d’opinions modérées que de convictions extrêmes. Parmi les philosophes, les deux hommes qui ont eu peut-être l’horreur la plus forte pour la liberté sont Thomas Hobbes et M. de Bonald ; ils lui ont fait l’un et l’autre une guerre acharnée, le premier par ses écrits seulement, le second par ses écrits et par ses actes. Les préoccupations de M. de Bonald sont sans doute d’un ordre plu élevé que celles de Hobbes ; et de ces deux despotismes, l’un est fondé sur la peur de l’anarchie, l’autre sur l’amour de l’ordre, ce qui est la même chose pour le résultat, mais non pas du tout pour le principe. M. de Bonald se place d’emblée dans le cœur de la question, et discute dès le premier mot l’autorité de la raison humaine ; c’est attaquer la liberté dans la source même d’où elle émane. La raison, qui veut s’arroger des droits souverains, n’a pas même, suivant lui, la puissance de nous fournir une seule idée ; les idées s’introduisent dans l’esprit à la suite des mots, et l’homme n’est rien que par la tradition et l’autorité. Cette fameuse théorie du langage, sur laquelle M. de Bonald et M. de Maistre ont vécu, est tout simplement la forme qu’ils ont donnée à la question de l’origine des idées : ils semblent tout occupés à prouver que le langage n’est pas d’invention humaine ; mais au fond c’est de la raison qu’il s’agit, de sa puissance, de son indépendance, en un mot de l’existence même de la philosophie. « L’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. » La doctrine entière de M. de Bonald est là sous forme d’oracle ; cela veut dire, en langage vulgaire, que l’homme ne peut penser sans les mots, et que les mots lui viennent de Dieu. Si la raison est faible et débile, si elle reçoit de la révélation toute sa lumière, la liberté et la philosophie sont ruinées du même coup. Comment parler après cela d’examen et de dispute ? Il ne peut plus être question que de foi et d’obéissance. Dieu, en nous révélant la parole, nous a aussi révélé les idées, dont elle est l’expression, et la société s’est établie grace au double secours d’une règle de conduite et d’une règle de croyance. Cette première et nécessaire révélation, patrimoine commun de la société, que les générations se transmettent l’une à l’autre depuis le commencement, a fondé à la fois le pouvoir religieux et le pouvoir politique. « Si un homme, quel qu’il soit, a le droit de délibérer après que la société a décidé, dit M. de Bonald dans les Recherches philosophiques, tous ont incontestablement le même droit. La société, qui enchaîne nos pensées par ses croyances et notre action par ses lois, sera donc livrée au hasard de nos examens et de nos discussions, et elle attendra que nous nous soyons accordés sur quelque chose, nous qui depuis trois mille ans ne nous sommes accordés sur rien ? » M. de Bonald dit encore dans ses Pensées : « On ne devrait rassembler les hommes qu’à l’église ou sous les armes, parce que là ils ne délibèrent pas ; ils écoutent et obéissent. »

M. de Bonald, comme on voit, énonce clairement son point de vue. Il ne fait aucune concession. Il ne ressemble pas à ceux qui tiennent pour la légitimité et le pouvoir de droit divin, tout en demandant la réforme électorale et la liberté de la presse. C’est un légitimiste conséquent, c’est-à-dire un partisan du pouvoir absolu et sans restriction. Il porte dans les applications la même sincérité et la même netteté que dans les principes. Il a même un mérite très réel entre plusieurs autres, c’est de juger très bien la valeur et les résultats d’une institution, et d’avoir le coup d’œil juste et prompt pour reconnaître ce qui lui est favorable et ce qui lui est contraire. Cela explique comment Napoléon, qui n’aimait guère la liberté et se connaissait en despotisme, choisit spontanément M. de Bonald pour le mettre au conseil de l’Université, et songea même un instant à lui confier l’éducation du roi de Rome.

On a toujours assigné pour fondement à la législation la loi naturelle. M. de Bonald ne croit pas à la loi naturelle. Comment peut-on donner aux hommes, comme fondement unique de toute législation, cette raison naturelle qui nous prescrit à nous de recueillir l’enfance même abandonnée, et qui permettait aux Romains, à ces Romains si raisonnables, d’exposer à leur naissance même leurs propres enfans ; qui nous prescrit à nous de veiller sur les mœurs de nos enfans, et qui permettait aux Grecs, à ces Grecs si ingénieux et si polis, de prostituer leurs filles dans les temples ; en un mot, qui ne nous permet à nous que des plaisirs légitimes, et qui permettait à ces peuples si vantés des amours abominables ? » Il n’y a qu’un fondement possible pour la législation comme pour tout le reste, et c’est la révélation, la première révélation, antérieure à toutes les prophéties et à la loi nouvelle, la révélation du langage et des idées, sans laquelle notre raison ne serait qu’une force à l’état de repos, une puissance endormie. La première vérité qui ait été révélée à l’homme, et que le langage nous transmette de génération en génération, est celle-ci : Tout a une cause ; et à cette première proposition il faut en ajouter une seconde, c’est qu’entre la cause et l’effet il y a nécessairement un moyen terme. Cause, moyen, effet, selon M. de Bonald, cela renferme et explique tout. La philosophie est tout entière dans ces trois mots : cause, moyen, effet. M. de Bonald est rempli d’admiration pour « l’extrême fécondité de ce principe. » Il l’applique en effet à des objets fort divers, et toujours avec un égal bonheur, par exemple à la trinité divine : le Père, le Fils et l’Esprit ; aux mystères de la foi catholique : la trinité, l’incarnation et la rédemption ; aux rapports généraux qui existent entre Dieu et nous : Dieu le père, Jésus-Christ homme et Dieu, et l’homme ; aux trois personnes nécessaires de la société politique : le pouvoir, le ministre et le sujet ; à celles de la société domestique : le père, la mère et l’enfant ; à la nature même et à la vie de l’homme : la volonté, le mouvement des organes, l’action produite. On pourrait poursuivre long-temps avec M. de Bonald ces analogies qui expliquent, dit-il, le respect des anciens pour le nombre trois, et qu’il conduit jusqu’à la fameuse trinité des pronoms personnels : « Toute langue a je, tu, il. » On pourrait aussi, si cela en valait la peine, contester cette proportion géométrique, et cette nécessité d’un milieu que les exemples choisis ne justifient pas parfaitement. Ainsi, pour ne pas aborder la redoutable question de la trinité divine, mêlée fort mal à propos par un certain nombre d’écrivains à leurs rêveries philosophiques, s’il est très conforme à la foi catholique de dire que Jésus-Christ est un médiateur entre le ciel et nous, n’est-ce pas la choquer évidemment, et avec elle le sens commun, que de faire de Jésus-Christ un moyen géométrique entre Dieu et l’homme ? Le moyen géométrique entre Dieu et l’homme, si une pareille absurdité était possible, ce serait un demi-dieu, et non Jésus-Christ qui est tout-à-fait Dieu et tout-à-fait homme. M. de Bonald n’a pas mieux réussi dans l’exemple tiré de la famille, et il est curieux de voir comment il le développe. « Dans la conservation ou instruction de l’homme, comme dans sa reproduction, dit-il, le père est fort ou actif, l’enfant passif ou faible ; la mère, moyen terme entre les deux extrêmes de cette proportion continue, passive pour concevoir, active pour produire, reçoit pour transmettre, apprend pour instruire, et obéit pour commander… L’homme doué de connaissance n’est père qu’avec volonté ; la femme, même avec connaissance, peut devenir mère contre sa volonté ; l’enfant n’a ni la volonté de naître, ni la connaissance qu’il naît[1]. » On trouvera une réfutation sans réplique de cette grande théorie de la cause, du moyen et de l’effet, dans l’excellent article que M. Damiron a publié dans le Globe sur M. de Bonald. Au fond, des propositions si générales ne peuvent jamais avoir une véritable importance philosophique, et, à force de tout embrasser, elles n’apprennent rien sur aucun objet. Ce qui fait tout le mérite de cette théorie aux yeux de l’inventeur, c’est qu’elle lui sert en politique à établir philosophiquement la nécessité de la noblesse, et, grace à cette conséquence, il tenait autant pour le moins à l’intermédiaire qu’au principe.

« Unité, uniformité, union, dit M. de Bonald. Unité dans la constitution, uniformité dans l’administration, union entre les hommes. » Ce vœu est celui de quiconque est ami de l’ordre ; mais M. de Bonald parle ici de cette unité particulière qui consiste à soumettre toutes les volontés à une seule et non pas de l’unité qui résulte de l’équilibre et de la pondération de volontés diverses. Son premier soin, comme celui de Hobbes, c’est de constituer le pouvoir qui réalise le mieux son essence, c’est-à-dire le pouvoir le plus puissant. Dieu, qui a voulu qu’en toutes choses il y eût une cause, un moyen et un effet, veut que chaque terme conserve sa fonction propre ; que la force du moyen ne soit qu’une puissance empruntée et dérivée, et que tout repose en dernière analyse sur la cause unique qui rend raison du médiateur et de l’effet, et qui produit l’harmonie et l’unité de la série. C’est donc méconnaître l’ordre universel des êtres, résister à la volonté de Dieu, suivre la raison et la loi naturelle, ces deux sources de toutes les erreurs, que de donner une puissance propre à l’effet et au médiateur. La cause seule est cause, et elle n’est rien autre chose que cause, et elle est cause par institution divine. Dans la société religieuse, politique ou domestique, la cause s’appelle le pouvoir, le médiateur s’appelle le ministre, et l’effet s’appelle le sujet. Dieu, le prêtre et le fidèle sont les trois personnes de la société religieuse ; le roi, le noble et le peuple, les trois personnes de la société politique ; le père, la mère et l’enfant, les trois personnes de la société domestique. « La religion doit constituer l’état, il est contre la nature des choses que l’état constitue la religion. » D’où vient le pouvoir politique ? Il vient de Dieu, représenté sur terre par le pouvoir religieux. Le roi s’appuie sur le pontife, qui relève de Dieu sans intermédiaire, et remonte directement à lui par la révélation primitive. La première condition du pouvoir est d’être inamovible, d’abord parce qu’il est le pouvoir, ensuite parce qu’amovibilité et faiblesse sont synonymes. Les papes, vicaires de Dieu ici-bas, sont le pouvoir le plus plein, le plus complet, le plus divin, et il serait à souhaiter que leur suprématie fût unanimement reconnue ; cela serait philosophique et vrai en théorie ; cela serait utile en pratique, pour la conservation de l’ordre et de l’unité. Suivant M. de Bonald, cette utilité est si évidente, que la suprématie du pape a été réclamée par deux grands esprits, l’un philosophe et protestant, l’autre protestant converti, qui avait eu long-temps à se plaindre de la cour de Rome, Leibnitz et Henri IV. Il aurait été bien d’ajouter, quant à Leibnitz, qu’il a émis cette opinion, au moins singulière pour un protestant, dans un écrit de circonstance qu’il composa à l’âge de dix-huit ans. « Dans la constitution de Pologne, ajoute M. de Bonald, l’archevêque de Gnesne prenait à la mort du roi les rênes de l’état et gouvernait pendant l’interrègne ; institution sublime, qui mettait la nation sous la garde du pouvoir général de la chrétienté lorsque son pouvoir particulier était suspendu, ainsi que, dans une famille, le pouvoir domestique, à la mort du père, retourne à l’aïeul. »

On ne peut pas établir d’une façon plus formelle l’institution divine du pouvoir et la légitimité du droit divin. Il n’y a rien là qui ressemble à ce « prétendu pacte social dont les sophistes font tant de bruit. » M. de Bonald attribue formellement la révolution à la doctrine des droits de l’homme et au dogme impie et insensé de la souveraineté du peuple. Les peuples sont faits pour être gouvernés, et les rois pour régner ; et tout pouvoir vient de Dieu. C’est d’après ce principe qu’il se plaint amèrement à diverses reprises qu’on ait séparé les lois civiles des lois religieuses, l’ordre particulier de l’ordre général, l’homme enfin de la Divinité ; c’est encore d’après ce principe qu’il demandait la consécration d’une religion de l’état et une loi du sacrilége ; c’est pour cela qu’il reprochait au Code civil de ne pas contenir un cours de religion et de morale, et qu’il réclamait à grands cris une dotation territoriale pour le clergé. « Les prêtres doivent être propriétaires dans le sol, disait-il. Ils ne doivent pas être réduits à l’état précaire et avilissant de mercenaires. » On se tromperait cependant si l’on croyait que dans sa pensée le clergé devait avoir dans l’état une influence prépondérante. À part cette suprématie du saint-siége qu’il regardait comme le seul véritable droit international, il comprenait parfaitement la distinction du spirituel et du temporel : il voulait que le clergé fût le corps le plus respecté, que l’état reconnût hautement la religion comme la source de tout pouvoir ; mais, dans la pratique, la séparation lui paraissait nécessaire, même au point de vue de la dignité du clergé et de la considération personnelle de ses membres. « Le ministère politique, disait-il, doit être distinct du ministère religieux, comme dans l’homme l’action est distinguée de la volonté. Il est également contre la nature de la société que l’évêque soit chef politique comme en Allemagne, ou que le chef politique soit revêtu de la suprématie religieuse, comme en Angleterre. »

Placée par la main de Dieu sous l’autorité du pouvoir, la société n’a que des devoirs envers lui, et le premier de tous est de lui obéir. Cette obligation n’a pas de limite, et comme le pouvoir n’est pas divisé, de ce double principe de l’unité du pouvoir et de l’obéissance absolue résulte l’unité parfaite du corps social. M. de Bonald n’a rien de commun avec ces publicistes qui regardent les rois comme des mandataires du peuple, et mettent tous leurs soins à maintenir l’autorité royale, tout en laissant au peuple un pouvoir suffisant pour en réprimer les excès. Il comprend parfaitement les mesures préventives et coercitives contre le peuple, qui doit être maintenu dans l’obéissance ; il ne songe pas que le roi doit être maintenu dans la justice, ou, s’il y songe, c’est pour déclarer que les rois ne doivent compte qu’à Dieu du gouvernement de leurs peuples. Toute action des hommes sur les autres est comprise sous ces deux noms : juger et combattre. Juger, c’est-à-dire porter des lois et les appliquer ; combattre, c’est-à-dire défendre l’état au dehors contre les ennemis, au dedans contre les contempteurs de la loi. Faire les lois, les appliquer et les défendre, telle est la fonction royale. Ceux qui croient à la raison naturelle et à la loi naturelle peuvent réclamer pour les citoyens quelque portion de l’autorité souveraine ; quand la loi écrite n’est pour eux qu’une expression déterminée, une application rigoureuse de cette autre loi que Dieu a gravée au fond de toutes les consciences, ils peuvent demander l’acclamation générale du peuple, et, dans les justes limites qu’imposent aux constitutions les nécessités sociales antérieures à tout établissement politique, le gouvernement de tous par tous. Pour M. de Bonald, qui traite la raison en ennemie, et qui appelle les droits de l’homme une usurpation sacrilége des droits de Dieu, toutes ces théories sont des objets de risée. Il faut voir quelle est son indignation quand Mably, dans sa Constitution de Pologne, parle de former avant tout une puissance législative : « Comme si la Pologne, comme si un état qui a un chef et des ministres, n’avait pas tout ce qu’il faut pour porter des lois et les faire exécuter ! Les amis de la Pologne n’avaient qu’une proposition à lui faire, celle de constituer son pouvoir ; et, si elle s’y fût refusée, il fallait laisser à elle-même cette nation qui voulait périr, et pour qui la conquête devenait un bienfait » Il est vrai que, quand M. de Bonald définit la loi, il l’appelle « l’expression de la volonté générale, » et il a soin de remarquer que « cette définition a été adoptée par tous les philosophes, absolument tous, depuis Cicéron jusqu’à Jean-Jacques Rousseau. » Mais cet accord de sa définition avec celle de Jean-Jacques et des autres philosophes n’est en réalité qu’un jeu puéril, puisque la volonté générale est pour Jean-Jacques et pour tout le monde la volonté générale, tandis qu’elle est pour M. de Bonald « la volonté du plus général de tous les êtres, c’est-à-dire la volonté de Dieu, manifestée par la religion, » et appliquée au besoin du corps politique par le chef qui représente Dieu dans l’état et tient de lui ses pouvoirs. La volonté du roi substituée à toutes les autres, voilà l’unité que M. de Bonald préfère à l’unité philosophique qui résulte de l’harmonie, « à ces vains systèmes de pouvoirs qui se combattent, de forces qui se pondèrent, de devoirs qui se discutent ; à ces doctrines insensées qui font de la société un ballon aérostatique, balancé dans les airs, porté sur le feu, poussé par le vent, où les peuples sont appendus et flottans dans la région des brouillards et des tempêtes. » Il n’est personne à qui ce ballon aérostatique ne rappelle involontairement Chevillard et son brave et spirituel cavalier, qui, aveuglé par son unique folie, prend pour des orages et des tempêtes un peu d’étoupe brûlée.

Quand trois forces sollicitent un même corps, M. de Bonald ne veut pas qu’on puisse en composer une force unique, plus puissante que chacun des élémens dont elle est formée ; il s’obstine à anéantir deux forces pour ne laisser subsister que la troisième, et c’est ainsi qu’il comprend l’unité. Mais si l’unité, qui est organisation et équilibre, s’établit par l’harmonie, cette unité plus simple à M. de Bonald, qui consiste à supprimer et à anéantir, demande des moyens plus énergiques. C’est ce que M. de Bonald a parfaitement compris. L’abolition du jury, la peine de mort, la censure, l’éducation refusée au peuple, celle des classes élevées mise dans la main de l’état, et dirigée dans le sens de ses principes, tels sont ses moyens, et il faut convenir qu’ils sont bien choisis. Tantôt il proclame qu’il n’y a pas d’homme éclairé en Europe qui ne regarde l’institution du jury, en matière criminelle, comme une institution de l’enfance de la société, et qui ne convient pas plus aux progrès de la corruption de l’homme qu’aux progrès de sa raison. Ailleurs, la peine de mort est défendue par ce motif, que c’est après tout le moyen le plus sûr, et que « la société étant un être nécessaire, elle ne peut employer pour se conserver que des moyens infaillibles. » Quant à la censure, non-seulement M. de Bonald présida sous Charles X une commission de censure, mais en 1817, en 1819, et en 1822, il ne cessa de combattre à la chambre la liberté de la presse : « C’est un impôt sur ceux qui lisent, disait-il ; aussi n’est-elle réclamée que par ceux qui écrivent. » Il s’était d’abord opposé à la censure préalable ; mais un de ses panégyristes nous apprend qu’il a avoué bien des fois depuis qu’il s’était trompé. D’ailleurs, il prit une part active à la discussion de cette triste loi de février 1822, qui établit qu’un journal ne peut être fondé sans l’autorisation du roi, attribue aux cours royales sans jury la suspension ou la suppression des journaux dont l’esprit serait mauvais, et autorise le gouvernement à rétablir la censure dans l’intervalle des sessions, si la gravité des circonstances l’exige. Cette loi fut adoptée au scrutin secret par 219 voix contre 137, malgré les énergiques remontrances de Casimir Périer, de Benjamin Constant, et de toute l’opposition. M. de Bonald fit publier son discours à part avec un appendice. Il revient souvent dans ses livres sur ce sujet dont il connaît toute l’importance. Il dit dans ses Mélanges : « On a réclamé la liberté de penser, ce qui est un peu plus absurde que si on eût réclamé la liberté de la circulation du sang ; mais ce que les sophistes appelaient la liberté de penser, était la liberté de penser tout haut. Or, parler et écrire sont des actions, et on ne peut demander de tolérance pour des actions coupables, sans rendre inutiles tous les soins de l’administration pour maintenir la paix et le bon ordre, ou plutôt sans renverser de fond en comble la société. » Cela rappelle les Lettres à un gentilhomme russe sur l’inquisition espagnole, dans lesquelles l’inquisition est défendue et soutenue par M. le comte de Maistre, « qui n’a jamais rien pensé que M. de Bonald ne l’ait écrit, ni rien écrit que M. de Bonald ne l’ait pensé. »

M. de Bonald n’est pas moins explicite en ce qui touche à l’éducation, et en effet, qu’on ne s’y trompe pas, ce sont deux libertés de même ordre qui ne peuvent être combattues qu’au nom du même principe, Que M. de Bonald sait bien où sont les forces vives de ses ennemis ! « Il n’est pas nécessaire au bonheur du peuple qu’il sache lire et écrire, dit-il ; cette connaissance n’est pas même nécessaire à ses intérêts. De bonnes lois et un gouvernement ferme et vigilant, voilà ce qu’il lui faut. » Du reste, on doit reconnaître à son honneur qu’il a été un des premiers à demander l’établissement d’un ministère de l’instruction publique, exclusivement chargé de prendre, pour l’éducation des enfans, « les mêmes soins que toute bonne administration prodigue à l’élève des bestiaux. Il est vrai que ce ministère ne sera pas précisément établi pour favoriser la diffusion des lumières ; il n’y a qu’à voir quelles seront les fonctions du ministre : il n’en aura pas d’autres que de prévenir toutes les innovations, même les plus indifférentes en apparence. Voilà bien le conservateur de vieille roche. On se croirait transporté au temps de Louis XIV, quand le pauvre Racine écrivait au roi : « Je ne suis suspect d’aucune nouveauté, » et que Bossuet écrivait sur le livre de Malebranche : « Pulchra, nova, falsa. » M. de Bonald voulait que l’enseignement fût confié à un corps, parce qu’il n’y a d’unité que dans un corps, et à un corps religieux, parce qu’il n’y a de subordination et de perpétuité que dans un corps religieux. À ses yeux, il est indécent de donner le gouvernement de l’éducation à un laïque ; c’est confier le ministère de la guerre à un mécontent. Une comparaison entre les professeurs laïques et les jésuites le conduit à faire l’apologie de la compagnie de Jésus, seule capable, selon lui, de renouveler en France l’éducation, et de lui imprimer son véritable caractère. Ces regrets pour un ordre aboli reviennent sans cesse, et il est aisé d’en concevoir le motif. Quelque éloigné que l’on puisse être de partager l’injuste préjugé qui refuse aux membres de cette société célèbre la probité et les vertus qui distinguent en général le clergé catholique, le caractère de l’ordre, l’esprit et les tendances de l’institution sont aujourd’hui universellement connus, et c’est précisément ce caractère et cet esprit que regrette, que désire M. de Bonald. Accoutumés à mêler la politique à la religion, les révérends pères convenaient si bien à ses vues, qu’il va jusqu’à regarder leur expulsion comme une grande calamité nationale ; puis, attribuant à l’Angleterre une malice vraiment diabolique, il l’accuse d’avoir, par son argent et par ses menées souterraines, déterminé cette mesure désastreuse du renvoi des jésuites, le plus grand mal, dit-il, que les intrigues des étrangers aient jamais pu faire à la France.

Qui veut la fin veut les moyens ; il n’y a que de pauvres esprits qui s’amusent à escarmoucher sur les conséquences : le principe est tout. Dans l’affaire de l’esclavage des colonies, où la plupart des questions politiques se retrouvent, et se présentent même d’une façon plus frappante et plus claire que partout ailleurs, doit-on discuter sur le code noir ou sur le fait même de l'esclavage ? Qui admet des esclaves, admet le code noir, qui veut la pluralité des femmes veut des eunuques. Quelqu’un a-t-il jamais pensé à gouverner un bagne avec les mêmes moyens qu’une caserne, ou une caserne de la même façon qu’un couvent ? M. de Bonald, qui demande pour la société des moyens de conservation infaillibles, en demande aussi pour le pouvoir. C’était à coup sûr une honte que d’avoir en France des rois entourés d’une garde étrangère, et plus on réfléchit au caractère d’une institution pareille, plus on a peine à comprendre ce que c’est que l’honneur national s’il peut se résigner à de tels affronts. M. de Bonald, qui pourtant aime son pays à sa manière, n’hésite pas ; tout le monde se rappelle sans doute qu’un jour qu’on attaquait les Suisses dans la chambre, il dit à la tribune qu’il eût été à désirer que ceux qui reprochaient à ces régimens de n’être pas français eussent toujours été eux-mêmes aussi bons Français que les Suisses, qui s’étaient fait tuer aux pieds du roi. La chambre le rappela à l’ordre. Mais on peut dire que ce n’est pas seulement d’une troupe de mercenaires suisses ou écossais que M. de Bonald voulait entourer son roi. Il lui créait dans le peuple même un autre peuple moins nombreux, peuple de privilégiés, tirant son droit de la même source que le roi, et ayant par conséquent tous ses intérêts communs avec lui ; c’est la noblesse. M. de Bonald déclare, il est vrai, que, si la noblesse a des priviléges, ces priviléges ne sont qu’une augmentation de devoir, et que l’homme constitué en dignité n’est que le serviteur des autres. Véritablement il ne serait pas éloigné de s’apitoyer sur le sort des nobles. Cependant, quoique ce soit une grande parole que celle-ci : « Le maître de tous est le serviteur de tous, » et que tous les sages l’aient répétée avec raison depuis Platon, à qui M. de Bonald aurait dû savoir qu’elle appartient, c’est là un précepte à faire entendre aux puissans, et ce n’est pas, ce ne sera jamais une excuse pour le monopole de la puissance. C’est ici la grande idée politique de M. de Bonald. « Dieu n’est connu que par son Verbe, l’homme par sa parole, et le pouvoir par son ministre. » Élément de la société, personne sociale aussi nécessaire que le pouvoir, le ministre s’impose au sujet comme le pouvoir lui-même. Il est comme lui héréditaire, comme lui propriétaire dans le sol, comme lui et sous lui exclusivement chargé de juger et de combattre. En homme pratique, M. de Bonald fait fi de cette noblesse toute de décoration, qui cherche une vaine importance dans un titre nu, et qui n’a point de part à l’autorité. Le noble juge et combat. Seul, il peut concourir à la formation des lois ; seul, il peut les appliquer ; seul, il peut commander les armées. M. de Bonald déplore amèrement la dégradation de l’ancienne magistrature, tombée en roture sous la monarchie. Malgré son admiration pour cette ancienne monarchie, ruinée plus tard des propres mains de nos rois, qui l’ont accommodée sur le patron des constitutions anglaises, il se montre sévère pour les abus qui s’étaient introduits. Le plus grand de tous à ses yeux, c’est l’abandon fait par la noblesse du droit exclusif de rendre la justice ; mais au moins on avait la vénalité des charges, à défaut d’hérédité dans l’ordre de la noblesse, et en présence de la nomination aux emplois par le choix et sous la responsabilité du ministre, la vénalité de la magistrature a tous les regrets de M. de Bonald. Celle-là du moins marchait le front levé ; le système du choix et de la faveur, c’est la vénalité secrète, dont le nom est corruption. Quand M. de Bonald parlait ainsi, il avait sans doute sous les yeux des motifs qui justifiaient cette colère, et l’on sait qu’honnête avant tout, et plutôt homme de système qu’homme de parti, il se montrait sévère même pour ses amis. Ce qu’il faut remarquer, c’est que, voulant constituer une noblesse, il en fonde une véritable, et non pas un de ces semblans d’aristocratie, sans terres, sans pouvoir, sans influence, qu’on dirait destinés par le peuple à jouer dans un pays libre le même rôle que cet esclave ivre que l’on faisait courir dans les rues de Sparte. Avec le monopole des emplois, M. de Bonald demande pour les nobles des majorats et le droit d’aînesse. Propriété dans le sol, c’est le nerf de l’aristocratie. Conserver des titres nobiliaires tout en appelant les frères à un partage égal du patrimoine, c’est détruire d’un côté ce qu’on établit de l’autre ; il n’y a pas de plus sûr niveau, pour ramener l’égalité des conditions, que la division incessante des fortunes. M. de Bonald continuait son éternelle guerre contre les principes de la révolution, quand il faisait l’apologie des majorats à la chambre des députés, le 29 janvier 1819. Les majorats sont une véritable conquête sur le Code civil. Avec des majorats et le droit d’aînesse, la noblesse était sauvée et la constitution perdue. On lit dans la Législation primitive : « Les peuples les plus fortement constitués ont donné à l’aîné des mâles la survivance et l’expectative de l’autorité domestique. Dans les provinces soumises à la loi romaine, l’aîné avait une plus forte part dans le patrimoine et même dans le respect des frères. Cette loi et celle des substitutions étaient pratiquées dans les familles nobles, et étaient la raison de leur perpétuité. Sans inégalité de partage, point de familles agricoles. Le gouvernement a rendu hommage à ce principe, méconnu aux jours de délire et de déraison. » Cette grande raison de la perpétuité des races nobles fait complètement oublier à M. de Bonald l’atteinte portée aux sentimens les plus naturels par cette inégalité introduite dans les familles. Privilége pour privilége, mieux vaudrait celui de la coutume de Léon, qui donne l’héritage au plus jeune, parce que, dit la loi, il sera plus long-temps orphelin. Il est vrai que ces sortes de considérations reposent sur les faits de la nature humaine, c’est-à-dire sur la loi naturelle et les droits de l’homme, doctrines insensées ! Il ne faut songer qu’à la révélation et au droit divin, qui donne à un frère le pouvoir et la richesse, et à l’autre frère le devoir d’obéir et de souffrir !

Rien n’étonnait davantage les nobles, quand nous en avions en France, que ces réclamations du menu peuple et ces cris à l’injustice. Même après la révolution, ils ne voulaient pas croire aux droits de l’homme, et, ce qui est plus étrange, ils semblaient ne plus croire, historiquement, à la déclaration des droits de l’homme, qui pourtant leur avait été signifiée. Le Moniteur de 1817 fait avec une assurance sans égale un tableau des avantages dont jouissaient les roturiers sous l’ancienne monarchie. « Que de moyens d’avancement n’offraient pas les diverses branches de l’administration des finances et de la justice !… La plupart des charges éminentes des parlemens étaient remplies par des hommes sortis depuis moins d’un siècle de la classe du tiers-état… Les plus recommandables des habitans étaient appelés aux charges municipales par le choix des autres. Si vous exceptez les grosses abbayes et les siéges épiscopaux, tous les autres bénéfices étaient à la portée de toutes les classes. » Il ne restait plus qu’à soutenir que le peuple était alors plus heureux qu’aujourd’hui, et véritablement ils n’y ont pas manqué. Et quand, par impossible, ils auraient fait une telle démonstration, n’y a-t-il donc que le bonheur ?

Attaché ! dit le loup ; vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu’importe ?
— Il importe si bien que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte.
Je ne voudrais pas même à ce prix d’un trésor.

M. de Bonald ne désespère pas de voir le corps de la noblesse reconstitué comme au bon vieux temps. « Il est vrai, dit-il, que la société en France paraît au plus loin d’adopter rien de semblable dans ses institutions ; mais le jour de toutes les grandes époques arrive comme un voleur et sans être attendu. Les grands remèdes suivent les grands maux… » Puis il ajoute : « La boussole fut inventée pour la découverte du Nouveau-Monde ; le quinquina a été trouvé contre la fièvre, et, si l’on veut, l’inoculation contre la petite vérole. »

C’est toujours par une conséquence des mêmes principes que, sous un gouvernement constitutionnel, M. de Bonald voulait refuser au sujet le droit de pétition. Les pétitions sont de deux sortes, législatives ou administratives : législatives, quand elles portent sur un objet d’utilité générale ; administratives, quand elles ne touchent que l’intérêt du pétitionnaire. M. de Bonald veut bien tolérer les pétitions administratives, qui ne sont proprement que des placets ; mais, si l’on accorde au sujet le droit de donner son avis sur une loi générale et d’exprimer une humble prière, il craint déjà que quelque parcelle d’autorité ne vienne à tomber dans les mains du peuple. La participation du peuple au pouvoir, même dans cet humble degré, est à ses yeux une contradiction manifeste ; le peuple est le second extrême dans la proportion géométrique dont le roi est le premier terme, et le noble l’intermédiaire ; le pouvoir est au roi, le noble en retient quelque part ; l’essence du peuple est d’obéir en silence, par la grande raison de la cause, du moyen et de l’effet. Que ces grands mots, que ces raisonnemens profonds se montrent bien dans toute leur puérilité, ainsi rapprochés d’une telle conséquence ! Mais cela est en même temps si odieux, qu’on ne songe pas au ridicule. M. de Bonald fit cette dernière campagne contre les libertés publiques, à propos de la pétition d’un père dont la fille avait été convertie dans sa pension, et avait abjuré le protestantisme. Ainsi d’un côté il repoussait les prières du peuple dans les chambres, et de l’autre il étouffait ses plaintes dans les journaux. Dans la monarchie de M. de Bonald comme dans la République de Platon, les gens du peuple ne sont là que pour épargner aux nobles des soins trop vulgaire. Platon les appelle citoyens, et M. de Bonald sujets ; mais qu’importe le nom ? À ce prix un citoyen ne vaut guère mieux qu’un esclave.

Le peuple s’accoutumera-t-il à la condition qu’on veut lui faire ? Tout cela ne se fait que pour son bonheur sans doute ; si pourtant il se trompe ? s’il méconnaît les intentions bienfaisantes des maîtres ? Si les philosophes lui persuadent une seconde fois qu’il a des droits aussi bien que des devoirs ? S’il parle d’égalité, de liberté, ces vaines chimères ? Le pouvoir, la noblesse, ont toutes les ressources ; mais le nombre ? Il faut donc multiplier les liens qui attachent le peuple à la terre ou à l’atelier. L’éducation lui est au moins inutile ; l’ambition lui est funeste. Quelle source de paix et de tranquillité, quand le peuple content de son sort ne songe pas à en sortir, quand le fils adopte la profession du père, et n’a d’autre but que de se perfectionner dans son art ! Le désir de s’élever ne tend qu’à déplacer les conditions et à détruire la stabilité des choses et des personnes ; le désir de la richesse a les mêmes effets désastreux. Un gouvernement paternel doit donc encourager l’hérédité des professions, et, par l’établissement de jurandes ou maîtrises, couper pied à la concurrence. Par ce moyen, le pouvoir tient toujours les ouvriers dans sa main, car il est le maître de leur subsistance ; il les préserve de ces fumées d’élévation et d’orgueil, et les maintient dans une fortune médiocre qui convient à leur position. « C’est, dit M. de Bonald, dans cette disposition naturelle à l’homme, de contracter dans son enfance des habitudes qu’il conserve toute sa vie, qu’est la raison de l’hérédité des professions, sans laquelle une société ne peut subsister long-temps, et qui assure la perpétuité des métiers les plus vils et les plus périlleux, comme celle des fonctions les plus honorables… Comme la nature classe les hommes par familles, la société doit classer les familles par corps ou corporations… De là les jurandes ou maîtrises reçues dans tous les états chrétiens, et dont la philosophie, ce dissolvant universel, n’avait cessé de poursuivre la destruction sous le vain prétexte d’une concurrence qui n’a tourné au profit ni du commerçant honnête, ni des arts, ni des acheteurs. »

M. de Bonald a contribué plus que personne à faire disparaître le divorce de nos lois. Décrété en 1798, le divorce a passé en bien peu d’années par de nombreuses vicissitudes, et c’est une loi qui intéresse si profondément les mœurs, et qui touche à tant de passions, qu’il est presque impossible qu’on n’y porte pas souvent la main dans un pays où les lois sont faites par une assemblée nombreuse, souvent renouvelée, et presque toujours permanente. M. de Bonald, qui cherche la stabilité dans toutes les institutions et tient fort peu de compte des répugnances individuelles qu’il faut vaincre pour y parvenir, pensait avec raison que toute sa philosophie s’écroulerait, si le lien le plus étroit qui puisse exister entre les hommes n’avait pas lui-même un caractère indissoluble et sacré. Fidèle à sa théorie générale de la cause et du moyen, il fait de la femme dans la famille l’analogue de la noblesse dans l’état ; il lui donne les mêmes droits, les mêmes devoirs, et, pour employer ses expressions, la même inamovibilité. Il était d’ailleurs du nombre de ceux qui, dans cette question difficile et controversée, regardent le divorce comme absolument proscrit par la morale, et ne peuvent en conséquence accepter aucun accommodement avec des nécessités et des besoins d’une autre espèce. Le divorce est à ses yeux un brigandage commis par les deux parties fortes de la famille, sans égard pour les droits de la partie faible. Sous l’empire d’une telle conviction, M. de Bonald a mis à obtenir l’abolition du divorce une insistance qui doit l’honorer aux yeux même de ceux qui ne pensent pas comme lui sur ce point. Outre son mémoire sur le Divorce considéré au XIXe siècle, il publia encore plusieurs écrits sur cette question, et ce fut lui qui dans la séance du 26 décembre 1815 proposa aux chambres d’user de leur initiative pour amener l’abolition du divorce. « Laissons, disait-il à la chambre des députés sur le point d’être dissoute, un monument durable d’une existence politique si fugitive dans la loi fondamentale de l’indissolubilité du lien conjugal. Premiers confidens des malheurs sans nombre que l’invasion étrangère a attirés sur notre pays, et ministres des sacrifices rigoureux qu’elle lui impose, nous nous ferons pardonner par nos concitoyens cette douloureuse fonction ; nous en serons soulagés à nos propres yeux, si nous avons le temps de laisser plus affermies la religion et la morale. » Le rapport fut fait par M. de Trinquelague dans un sens tout-à-fait favorable à la proposition, qui fut adoptée par la chambre, et convertie en loi, le 27 avril 1816, par 225 voix contre 11. Il est remarquable qu’en 1793, dans l’année qui suivit l’établissement du divorce, le nombre des divorces s’était élevé au tiers de celui des mariages.

On pense bien que M. de Bonald, en faisant de la femme le ministre du mari dans la famille, et en ne lui accordant qu’une autorité dérivée, a concentré ses droits comme ses devoirs dans le foyer domestique. La femme est une personne dans la famille et non dans l’état ; le père, seul dépositaire de l’autorité domestique, est le seul représentant de la famille dans la société, et M. de Bonald se montre fort irrité contre ces femmes de l’ancien régime « qui faisaient des généraux, des évêques, et ne voulaient plus faire d’enfans. » Il s’est du reste occupé beaucoup moins de la famille que de l’état. Dans cette société plus immédiate et plus simple, les rapports entre les personnes sont marqués d’une façon si explicite par la nature même des choses, nos intérêts et nos sentimens parlent si haut, que la philosophie n’a, pour ainsi dire, point d’autre tâche que de se mettre d’accord avec les mœurs.

Quelques autres doctrines de M. de Bonald n’ont dans son système qu’un intérêt tout-à-fait secondaire. Par exemple, on ne peut donner d’importance à ses opinions sur l’ame des bêtes. Il n’a rien dit d’original sur ce sujet ; mais il y a donné carrière à son imagination et à son esprit, et il ne se peut rien concevoir de plus amusant que la réfutation qu’il a faite des théories qui n’admettent entre les bêtes et nous d’autres différences que des degrés. Il nous transporte d’un coup de baguette dans le monde de La Fontaine, ou des Métamorphoses d’Ovide, au temps que les bêtes parlaient. « Toutes ces facultés intellectuelles qui remplissent mes étables, peuplent mes basses-cours, rôdent dans mes greniers ; toutes ces intelligences que j’attache à un char, que j’attèle à une charrue, à qui je mets un bât sur le dos et un frein dans la bouche, ne me paraissent plus qu’une insolente et ridicule parodie de l’homme, et une coupable dérision de ses plus nobles prérogatives. » Il attaque aussi la psychologie, comme c’est son devoir d’adversaire de la philosophie et de la liberté. Pour lui, du moins, il ne prend pas le change sur ses intérêts véritables, et ne combat jamais par méprise sous le drapeau de ses adversaires. Les psychologues ne font, suivant lui, que frapper sur le marteau ; ils étudient les outils sans les employer ; il vaut mieux sans doute les employer sans les connaître. Narcisses d’une nouvelle espèce, ils étudient l’intelligence avec l’intelligence ; ne pouvant pas l’étudier avec autre chose, M. de Bonald s’est dispensé tout-à-fait de cette étude, et c’est pourquoi il a tant calomnié, poursuivi notre pauvre raison humaine. En revanche il est tout disposé à admettre l’éclectisme, ou plutôt il l’admet en propres termes, et ce doit être un grand sujet de surprise pour nos érudits philosophes qui ne sont pas encore parvenus à distinguer la méthode psychologique de la méthode éclectique. « L’erreur sépare et la vérité réunit. — La vérité consiste à embrasser tous les rapports. — Tout système est un voyage au pays de la vérité ; presque tous les voyageurs se trompent, mais tous découvrent quelque chose, et l’humanité en fait son profit. — Une pensée est toujours vraie ; mais elle est souvent incomplète, et l’erreur n’est que défaut de pensée. » Quant à la célèbre définition de l’homme, intelligence servie par des organes, outre qu’elle a, comme la substance pensante de Descartes, le défaut d’omettre tout simplement l’activité et la liberté, on ne saurait trop s’étonner de l’enthousiasme qu’elle a inspiré aux amis de l’auteur, et, puisqu’il faut le dire, à l’auteur lui-même. Il en convient fort naïvement, « si toutefois, ajoute-t-il, il est permis de rendre témoignage à la vérité de ses propres découvertes. » M. de Bonald s’exagère beaucoup la valeur d’une bonne définition, qui n’est pas autre chose qu’un mot heureux. S’il avait le premier découvert que nous sommes une intelligence, et que nous nous servons d’organes, à la bonne heure. Il oublie d’ailleurs le Ier Alcibiade de Platon, et tant d’autres qui ont découvert sa définition avant lui ; elle se trouve textuellement dans Plotin. Mais quoi ! ce n’est là qu’une peccadille. Quelques autres petites erreurs sur l’histoire de la philosophie, quelques pensées détachées qui sont justes ou piquantes, importent aussi très peu pour l’ensemble. La faiblesse de l’esprit humain, la nécessité de soumettre nos croyances à la foi et nos actions à un pouvoir légitime, les moyens de forcer les hommes à se soumettre à cette autorité, pour leur bonheur et pour la tranquillité du monde, voilà tout ce qui constitue le système : il dépend tout entier de la théorie du langage, car c’est par elle que le pouvoir de la raison est battu en brèche, et que l’autorité du droit divin est érigée sur ses ruines. M. de Bonald et son école n’ont cessé de soutenir que toute leur philosophie est attachée à cet unique point. Ils ont raison en cela, et il faudrait le prouver contre eux, s’ils n’avaient pas pris tant de peine pour l’établir. Tout ce qu’on pourrait dire sur le droit divin, la noblesse, la censure, les majorats, les jésuites, ne serait qu’une attaque partielle, une guerre de détail, et la philosophie de M. de Bonald se soutiendrait encore quand on l’aurait ruinée dans toutes ces diverses applications d’un même principe ; mais il n’en reste plus un atome, et tout cet édifice est abîmé de fond en comble, si l’on démontre une fois, non pas que le langage a été inventé par les hommes, mais seulement qu’il a pu l’être. La question est là et non ailleurs, question de vie ou de mort pour M. de Bonald et pour l’autre défenseur des mêmes théories, M. de Maistre. Les philosophes de ces dernières années, qui avec eux et derrières eux forment ce qu’on a appelé l’école catholique, ayant en main de belles et magnifiques preuves en faveur de leurs opinions, se sont étudiés comme à plaisir à les rejeter ou à les mépriser toutes pour se borner à celle-là, et il leur a semblé que la cause de la religion et celle de Dieu étaient perdues, si les hommes avaient pu, par leurs propres forces, inventer le langage. Il est évident par cela seul qu’ils ont songé bien plus à attaquer la philosophie qu’à défendre la religion, et la juste punition de leur imprudence, c’est qu’ils ont compromis ce qu’ils voulaient défendre sans pouvoir nuire à ce qu’ils voulaient attaquer.

Quand on vient à considérer de près cette théorie du langage, la faiblesse des preuves à l’appui, la difficulté presque insurmontable de la rendre évidente, fût-elle vraie, on ne sait ce qu’on doit admirer le plus, ou de l’imprudence des chefs de l’école, ou de l’aveugle crédulité de leurs disciples. M. de Maistre a un si grand style, une allure si noble et si fière, il montre tant de confiance à prendre pour axiomes les paradoxes les plus hardis, qu’il ôte quelquefois le temps de réfléchir ; et pour M. de Bonald, à défaut de bonnes raisons, il accumules les mauvaises avec tant d’art, il les présente et les retourne si habilement, qu’il en forme un réseau dont on sent la faiblesse et qu’on a pourtant de la peine à rompre. Au fond, tant de volumes écrits sur cette matière peuvent se résumer facilement, et il suffit presque de les résumer pour les réfuter ; car s’embarrasser avec eux dans les puérilités où ils veulent entraîner leurs adversaires, c’est se laisser prendre à leur tactique et s’exposer à perdre de vue les points capitaux de la discussion. Pour démontrer à priori que les hommes n’auraient pu inventer le langage, ils n’ont et ne peuvent avoir que quatre argumens ; encore le premier n’est-il qu’un emprunt fait à Jean-Jacques Rousseau sans discernement ou sans bonne foi : c’est que, pour inventer la langue, il fallait d’abord y songer et la désirer, et que les hommes dans l’état sauvage n’auraient eu ni le besoin ni le désir de communiquer ensemble ; paradoxe qui ne peut paraître spécieux que comme conséquence d’un autre paradoxe, et qu’il fallait laisser dans le Discours sur l’inégalité parmi les hommes, à moins d’y prendre en même temps les opinions de Rousseau sur l’origine des sociétés et l’état de nature. L’impossibilité pour l’homme de créer l’idée du signe, l’impossibilité plus grande encore d’exprimer par des signes sensibles des idées immatérielles et de faire accepter ou d’imposer aux autres un système de signes une fois conçu, voilà tout le corps d’armée que M. de Bonald et M. de Maistre ont essayé de multiplier par leur habile stratégie. Mais quand ils prouveraient que l’homme, dépourvu de toute faculté, est incapable de créer l’idée du signe ou toute autre idée, leur est-il permis de raisonner ainsi sur une abstraction ? L’homme n’a-t-il pas en lui une faculté naturelle qui le porte à exprimer ses sentimens par des cris, ses besoins par des gestes ; à donner un sens à des mouvemens et à des sons, et à faire de son corps non-seulement le serviteur, mais l’interprète de son ame ? Ces grands adversaires de la psychologie qui ont tant critiqué et avec tant de raison, l’homme-statue de Condillac, devraient-ils supprimer ainsi dans l’homme les facultés de l’homme, pour démontrer ensuite, avec trop de facilité, que tout développement intellectuel est impossible sans un miracle ? L’autre argument de M. de Bonald et de M. de Maistre, que la langue est matérielle et ne peut, sans l’intervention divine, transmettre des idées immatérielles, est à la fois une preuve d’ignorance et une contradiction. Au lieu d’insister ainsi sur la prétendue impossibilité d’un fait qui existe, que n’étudiaient-ils les lois de l’association des idées ? Avec ce parti pris de ne pas étudier l’esprit humain, tout sera mystère dans l’esprit humain ; qui en doute ? Quand ils supposent que la révélation primitive du langage fait disparaître la difficulté, c’est qu’évidemment ils ne se retrouvent plus eux-mêmes dans le labyrinthe qu’ils ont construit ; car, si ce n’est pas une faculté naturelle que les signes sont compris, c’est par un miracle renouvelé chaque fois ; et qu’importe pour moi que le mot qui me donne une idée provienne ou non d’une révélation faite à un autre ? « Nulle langue n’a pu être inventée, dit M. de Maistre, qui résume ainsi leur dernière objection, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre. » C’est, en effet, une idée fort bizarre, et dont M. de Maistre a tiré un grand parti dans ses Soirées de Saint-Péterbourg, que de représenter les hommes réunis en une sorte d’académie avant la formation du langage, et délibérant (c’est son mot) sur la manière dont ils s’y prendront tout à l’heure pour communiquer ensemble, quand ils en auront trouvé le moyen. Tout le monde sait de reste qu’on délibère pour constater ou pour rectifier l’usage d’une langue, et non pas pour la former. Il ne s’agit pas davantage d’obéissance, ni de langage imposé par un homme à ses semblables. Ce n’est que chez M. de Maistre et chez M. de Bonald qu’il peut être question d’une langue qu’on invente tout d’un coup, et qu’on impose ainsi à un peuple. Les langues (si elles se font) se font peu à peu et s’imposent peu à peu, et personne ne les a faites, par la raison que tout le monde a concouru à les faire. Un mot nouveau que quelqu’un introduit n’a pas besoin, pour passer dans l’usage, de l’autorité de son inventeur. Il suffit tout simplement que le mot soit utile, quelquefois qu’il soit agréable, et souvent même qu’il soit nouveau.

On peut relire les Recherches philosophiques et la Législation primitive. Bien que M. de Bonald y revienne à chaque pas sur l’origine du langage, on n’y trouvera pas d’autres argumens à priori que les quatre qui précèdent, sans cesse reproduits sous des formes différentes. Il est vrai que M. de Bonald et M. de Maistre, outre leur thèse philosophique, soutiennent aussi, en fait, que l’homme n’a pas inventé le langage, et le prouvent par des raisons empruntées à l’histoire et à la philologie ; mais la question, tournée de ce côté, ne présente plus les mêmes conséquences, et l’homme pourrait fort bien être capable d’inventer le langage, quand il serait vrai qu’il ne l’a pas inventé. Du reste, M. de Bonald n’est pas plus difficile en critique qu’en philosophie, et les affirmations hasardées ne lui coûtent rien. Suivant lui, c’est une vérité incontestable que toutes les langues viennent d’une source unique, comme toutes les races d’hommes d’une même souche. Les savans et les philologues disputent encore sur cette grande question ; pour M. de Bonald et pour M. de Maistre, il n’est pas même permis de douter, et on en peut voir les raisons sans réplique dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. Que les savans comparent tant qu’ils voudront les races nègres et les races blanches ; que les philologues s’enfoncent dans les origines des langues et se perdent dans ce dédale, tout cela tombe devant la triomphante linguistique de M. de Maistre, et la question est tranchée à jamais par quelques bizarres étymologies qu’il nous jette dédaigneusement du haut de son érudition incomparable. Quant à cette prétention de M. de Bonald, que, si Dieu a créé l’homme, il l’a créé parlant, et que la bonté de Dieu y est intéressée, il est clair qu’elle provient d’une idée fausse sur la nature de la Providence divine. On peut admettre la supériorité de la civilisation, en même temps que l’antériorité de la barbarie ; on peut croire que l’homme est fait pour la société, et reconnaître, malgré cela, que les premiers habitans de la terre étaient sauvages, Dieu qui permet les pestes et la guerre et les siècles de barbarie ; Dieu qui laisse subsister dans trois parties du monde des millions de sauvages, n’a-t-il pas pu permettre au commencement ce qu’il permet encore aujourd’hui ? Nous sommes prêt à confesser de tout notre cœur que la société et la civilisation sont dans l’ordre des desseins de la Providence, mais il ne s’ensuit nullement que l’état sauvage n’a jamais pu exister, puisqu’il existe ?

M. de Bonald veut contraindre ses adversaires à choisir entre la révélation immédiate du langage et la génération spontanée. Il remue tout cet arsenal de la polémique du XVIIIe siècle, les expériences de Needham, les sauvages de l’Aveyron, l’intelligence des orang-outangs. Grace au progrès des méthodes, toutes ces machines, qui ont long-temps encombré la philosophie, ne nous sont plus connues que par les plaisanteries de Voltaire, et la question même de l’invention surnaturelle du langage, qui a dû toute son importance à l’habileté de ses défenseurs, n’est plus agitée que dans quelques écrits obscurs, et n’obtient plus aujourd’hui les honneurs d’une réfutation en règle.

Du reste, M. de Bonald ne se borne pas, comme on le croit assez généralement, à nous refuser l’invention du langage ; il va jusqu’à soutenir que l’écriture elle-même a dû être révélée : ceci est un véritable luxe. « Il est, dit-il, physiquement et moralement impossible que l’homme ait inventé l’art d’écrire et l’art de parler. » Il ne peut pas employer contre l’invention de l’écriture toutes les preuves qui lui ont servi à combattre l’invention du langage ; par exemple, il ne peut pas dire qu’on ne trouve aucune trace dans l’histoire de la découverte de l’écriture, ni que tous les systèmes d’écriture sont identiques, ou même analogues, ni que la découverte de l’écriture suppose l’écriture déjà trouvée, ni que l’écriture est nécessaire à la société, et par conséquent éternelle et divine comme tout ce qui est nécessaire. Il ne peut donner et ne donne en effet qu’une seule raison : c’est l’extrême difficulté d’une telle découverte. On peut tout contester de la même façon, et cela donne la mesure de la facilité avec laquelle M. de Bonald admet une théorie. Il lui en coûtait peu, comme on voit, de déclarer une découverte impossible, et puisqu’il rapportait à Dieu l’origine de l’écriture, il aurait dû expliquer du même coup l’existence des hiéroglyphes chez les peuples les plus anciens, et l’évidente insuffisance des premiers alphabets et même du nôtre. C’était pour le moins une imprudence que d’ajouter inutilement cette nouvelle polémique à la première ; mais plus la chose était imprudente, et plus elle était digne de l’approbation du comte de Maistre, qui n’aimait que les aventures et courait au-devant des difficultés. Voici ce qu’il écrivait de Turin, en 1818, à l’auteur des Recherches philosophiques : « Je ne vous ai pas trouvé moins juste et moins disert sur l’écriture, mansura vox, que sur la parole. Vous êtes de l’avis de Pline l’ancien : Apparet æternum litterarum usum. » Ce n’est peut-être pas là l’opinion de Pline l’ancien ; car, dans le passage où se trouve la phrase citée par M. de Maistre, Pline dit formellement qu’il a toujours pensé que les lettres sont d’origine assyrienne ; il rapporte ensuite les noms des inventeurs de telle ou telle lettre et diverses opinions sur l’antiquité de l’alphabet, et, comme on s’accorde à le faire remonter à des époques fabuleuses, il ajoute le mot cité par M. de Maistre : « On voit par là que l’usage des lettres est de toute antiquité, apparet æternum. » M. de Maistre, suivant sa coutume, ne cite que ce qui est à sa convenance, et l’interprète sans façon suivant ses désirs. C’est le caractère constant de cette érudition sans pareille dont il aimait à faire étalage ; plus on discute cette érudition, et moins on a lieu d’être surpris de la prodigalité de M. de Maistre. Cette remarque n’était pas importante à faire pour l’opinion de Pline l’ancien, mais elle a de l’intérêt d’un autre côté, et on ne doit pas la perdre de vue, en lisant le comte de Maistre et tous les écrivains de cette école. Encore aujourd’hui leur mot de ralliement est la sentence de saint Paul, si souvent répétée par M. de Bonald : Fides ex auditu ; ils en font, d’après lui, leur palladium. Il n’y a là cependant qu’une bien frivole équivoque, et, si M. de Bonald avait continué la citation, on aurait vu que la foi dont il s’agit dans saint Paul n’est tout simplement que la foi à la divinité et à la parole de Jésus-Christ : Fides ex auditu, auditus autem per verbum Christi. Mais comment résister au désir de se donner un tel soutien ?

M. de Bonald voulait prouver deux choses : que les hommes n’ont pas inventé le langage, et qu’ils n’auraient pas pu l’inventer. De ces deux propositions, la première est tout aussi douteuse après la démonstration qu’auparavant, et la seconde, qui pouvait seule avoir quelque importance pour le but qu’on poursuivait, est purement et simplement une erreur. M. de Bonald n’a réussi qu’à amonceler des nuages. Il s’est fait illusion à lui-même et est parvenu à tromper quelques esprits faciles qu’auront surtout alléchés les conséquences qu’il leur promettait contre la philosophie et les doctrines libérales ; rien n’est d’ailleurs plus aisé que de frapper les imaginations par l’étalage de difficultés très réelles, qu’on transforme peu à peu en impossibilités. Les chapitres de M. de Bonald sur l’origine du langage ont obtenu un honneur assurément bien rare : ils ont converti un diplomate à la foi catholique ! Si M. le comte de Senft avait lu Bossuet, il y aurait trouvé des considérations puissantes qui peut-être n’auraient fait que l’effleurer, et la Providence, dans ses voies impénétrables, a mieux aimé se servir, pour opérer cette conversion miraculeuse, des chimères de M. de Bonald. À quoi tiennent les destinées ! Quelques pages de Condillac, « qui tombe quelquefois dans la vérité comme un aveugle trouve par hasard une porte pour sortir, » auraient pu détruire tout l’effet de Recherches philosophiques. Ou mieux encore, il aurait peut-être suffi de lire dans Jean-Jacques Rousseau, cet auxiliaire de M. de Bonald, comme il l’appelait, quelques chapitres de l’Essai sur l’origine des langues, par exemple, celui qui a pour titre : « Que le premier langage dut être figuré, » ou le chapitre second : « Que la première invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions. » Mais quoi ! toute raison est assez bonne pour des esprits qui ne demandent qu’à croire, et qui sont en quelque sorte convaincus d’avance par le grand désir qu’ils ont de l’être.

M. de Bonald possédait au plus haut degré le pouvoir de s’entêter lui-même des démonstrations qu’il avait faites. Il n’a souvent que des raisons d’une rare faiblesse, et cependant on ne peut douter de la sincérité et de la fermeté de sa conviction. Une pareille disposition est pour celui qui s’y trouve une condition de bonheur et de sécurité ; mais rien n’est plus dangereux pour les opinions qu’il défend. Dans un passage de ses écrits, M. de Bonald entreprend de prouver qu’il n’y a pas d’athées, et cette proposition, comme corollaire d’une démonstration de l’existence de Dieu, est un des plus grands sujets d’étonnement que puissent donner les philosophes de cette école. M. de Bonald démontre, par des raisonnemens à priori et par les voyages, qu’on ne peut avoir l’idée de Dieu sans croire à Dieu, et que tous les peuples ont cette idée, pourvu qu’ils aient des idées, c’est-à-dire, pourvu qu’ils parlent ; et il fait si bien, que toute la théorie se trouve engagée sur cette question particulière, et que l’existence de Dieu deviendra douteuse, si la langue de quelque peuplade sauvage ne renferme pas un nom pour désigner Dieu. C’est avec la même témérité qu’il a exalté les conséquences imaginaires de la théorie du langage, au point que, suivant lui, tout sera détruit si elle est détruite. Si on résiste aux prétendues preuves qu’il a accumulées, et qu’on persiste à croire que l’homme a pu inventer le langage, si même on ne s’est laissé séduire qu’à moitié par sa démonstration, si on doute, on est perdu ; on est condamné à un scepticisme universel. Religion, philosophie morale, politique, il a tout mis au hasard de sa théorie. « Si la parole est d’invention humaine, dit-il dans la Législation primitive[2], il n’y a plus de vérités nécessaires, puisque toutes les vérités nécessaire ou générales ne nous sont connues que par la parole… Il n’y a plus de vérités géométriques…, plus de vérités arithmétiques, morales, historiques… » Il dit dans un autre passage : « Toute la dispute entre les théistes et les athées est dans la question du langage. Je le dis aux amis et aux ennemis. »

M. de Bonald se trompe, et la question du langage n’a d’importance philosophique que par son rapport à la question de l’origine des idées. Peut-être même se trompe-t-il encore quant à l’influence que sa théorie du langage a exercée sur sa propre doctrine philosophique. Si jamais homme fut profondément convaincu de la vérité de son système, assurément c’est M. de Bonald ; et le moyen d’en douter ? Quand nous ne connaîtrions pas l’intégrité de son caractère, il a subi l’épreuve la plus infaillible où puisse être mis un philosophe ; il a eu à appliquer les conséquences de ses théories, et il l’a fait sans sourciller, avec une persistance qui ne pourrait passer que pour de la cruauté, si elle n’avait évidemment sa source dans le fanatisme de la fidélité à ses propres principes. Quelle était la source de ce fanatisme ? N’avait-il pas d’autre origine que des démonstrations philosophiques, et M. de Bonald s’était-il à ce point enchanté de ses déductions, qu’il ne songeait pas même à hésiter quand elles le conduisaient à voter des lois sanguinaires ? Non, la nature humaine n’est pas ainsi faite ; ou du moins s’il y a des ames exceptionnelles dont la trempe est si forte, que rien en elles ne peut ébranler une conviction, M. de Bonald n’était pas de ce nombre. Son cœur ouvert aux plus douces affections de la famille et de l’amitié, sa raison éclairée par le christianisme et nourrie des préceptes de l’Évangile, ne le rangeaient pas dans cette classe d’apôtres implacables qui veulent par-dessus tout le triomphe de leurs opinions, qui font le crime avec désintéressement, et qui, pour prix de leur fidélité à des principes faux, perdent jusqu’au sens moral et oublient les premiers sentimens de l’humanité. Si M. de Bonald, chéri de tous ceux qui l’ont familièrement connu, a constamment provoqué les mesures les plus impitoyables, s’il a fait de l’opposition de droite sous la restauration, si, dans la discussion de la loi du sacrilége, il a pu prononcer ces terribles paroles qui font de la peine de mort un préliminaire de la procédure, et abusent du droit de tuer jusqu’à y recourir avant le jugement, ce n’est pas sur de simples raisonnemens, ce n’est pas sur la théorie la plus chèrement aimée, qu’ont pu s’appuyer des convictions si robustes. M. de Bonald n’est ni un enthousiaste, ni un homme passionné ; mais les natures les plus impassibles sont soumises pourtant aux lois générales qui nous gouvernent, et tout sage, tout réservé, tout logicien qu’il était, M. de Bonald obéissait autant à ses sentimens qu’à ses principes. En philosophie le plus souvent, en politique toujours, les sympathies précèdent les convictions, et les convictions ne sont fermes que quand elles s’appuient sur des passions et des sentimens invétérés. Le logicien le plus austère peut s’arrêter ou changer ; mais nos passions et nos sentimens nous forment peu à peu comme une seconde nature, que nous ne pouvons plus renier sans cesser d’être nous-mêmes, et qui souvent exerce sur notre raison un empire d’autant plus funeste que notre raison l’ignore. Que l’on songe un instant à la vie de M. de Bonald et aux temps où il a vécu. De race noble, il se voit placé presque enfant dans l’armée et la cour ; les premiers cris de révolte sont, pour ceux qui l’entourent, des cris séditieux, abominables ; chrétien fervent, il voit proscrire la religion et profaner le sanctuaire ; royaliste, on assassine son roi ; noble, on proscrit sa caste, on abolit ses priviléges héréditaires ; frappé lui-même dans sa fortune et dans ses affections, il passe dans l’exil, et presque dans la misère, la partie la plus florissante de sa jeunesse. Comment les idées révolutionnaires et philosophiques étaient-elles jugées par ces proscrits ? Quelque modération, quelque injustice qu’on leur suppose, à mesure que les années apportaient de nouvelles injures, leur conversion ne devenait-elle pas plus difficile par la force même des choses ? Quand M. de Bonald, avec ses deux fils, rentrait à pied, sous le nom de Saint-Séverin, dans sa patrie ; quand il se cachait à Paris pour éviter la proscription, pouvait-il avoir toute la liberté de son jugement, pouvait-il apprécier en philosophe impartial les principes de ses ennemis ? Qui peut dire l’influence de tant de provocations sur l’ame la plus chrétienne ? N’y eut-il pas en France, au retour de tous ces exilés, comme un débordement de la haine amassée depuis vingt ans ? Il était un des leurs, un de leurs grands hommes. Et qui ne sait qu’une opinion générale est subie en partie même par ceux qui concourent à la former et à la diriger ? En présence de cette grande proclamation d’indépendance dans le camp ennemi, de cette grande révolte contre toute autorité, M. de Bonald ne sentait que l’insatiable besoin de reconstituer et de dompter. L’autorité, l’unité, c’était son premier besoin, son sentiment autant que sa conviction, à la fois le principe et la conséquence de sa philosophie. Qu’il ouvre son esprit aux doctrines libérales, lui qu’elles avaient frappé, qu’il se sépare des siens, de ses intérêts de caste et de famille, de ses croyances religieuses, des principes de l’éducation qu’il avait reçue, autant demander, suivant l’énergique expression d’un grand philosophe, qu’il arrache sa vie de ses entrailles et qu’il la jette loin de lui. Ainsi aveuglé par les évènemens, il a cru qu’il n’arrivait aux conséquences fatales de ses théories qu’en obéissant rigoureusement à ses principes, tandis que ses principes n’étaient au contraire que des moyens de satisfaire et de légitimer ses sentimens. De là la facilité avec laquelle il les a admis, de là l’obstination avec laquelle il les a conservés. Il s’était si bien identifié avec ses croyances, qu’il ne soupçonnait pas même ce qu’elles pouvaient avoir d’odieux. Quand il parle de l’affranchissement des noirs, il l’appelle la plus abominable mesure : abominable en effet, puisqu’elle mettait le droit d’être libre au-dessus du droit de posséder ! Dans des conditions pareilles, un esprit pénétrant, un cœur pur, ne suffisent pas pour nous préserver de l’erreur.

Quelle aurait été la douleur de M. de Bonald, si on l’avait convaincu de la vanité de ses théories ? Convaincre un philosophe de la fausseté de l’idée qui l’a fait vivre est sans doute un miracle plus difficile que l’invention même du langage. Mais quel désastre, si ce miracle s’était fait ! Avec le pouvoir de se créer une langue, la raison recouvre celui de se créer des idées ; l’indépendance de la raison n’est plus une chimère, c’est la première vérité et la condition de toutes les autres. L’homme n’est plus cette infirme créature dont l’intelligence n’enfantera que de vains rêves si on ne la plie au joug de la tradition et de l’autorité, dont la liberté ne produira que le mal si elle n’est enchaînée par un pouvoir imposé d’en haut. Dieu, qui nous a faits raisonnables et libres, a mis en nous la raison pour être le dernier juge de nos croyances et de nos actions ; si nous avons des devoirs, c’est à condition d’avoir des droits, et quand nous abandonnons quelques-uns de ces droits, que nous tenons de la nature, c’est pour jouir avec sécurité de ceux que nous nous sommes réservés. Le roi n’est plus que le mandataire du peuple ; il règne, mais au nom de la liberté, au nom des droits de chacun, au nom de la raison, souveraine et absolue. Que deviennent alors toutes ces théories qui assimilent le peuple à un héritage et à un troupeau, qui le soumettent aux caprices d’un maître, sans garanties, sans recours, et lui ôtent jusqu’au droit de se plaindre, qui le maintiennent dans l’obéissance par la force, et donnent à une classe de privilégiés le monopole des emplois et des magistratures, le monopole de l’éducation ? M. de Bonald avait combattu avec l’étranger contre son pays ; il avait gémi de la charte octroyée comme d’une honteuse capitulation ; il avait lutté de toute son énergie contre la liberté de la presse et le droit de pétition ; il avait demandé les majorats, le droit d’aînesse, la loi du sacrilége ; il avait voulu des maîtrises pour empêcher le peuple de s’enrichir ; dans la crainte des séditions, il avait regretté jusqu’au peu d’éducation qu’on laissait dérober par le peuple plutôt qu’on ne la lui donnait. Qu’aurait-il pensé de lui-même si ses yeux s’étaient dessillés ?

Il se serait jugé plus sévèrement que la postérité ne le jugera. Il a dit lui-même que, dans les temps de révolutions, le plus difficile n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître. S’il avait connu le sien, il l’aurait fait. On ne doit jamais juger d’une façon absolue les réactions et les hommes réactionnaires. M. de Bonald a été impitoyable en politique, mais il a toujours cru qu’il n’était que juste, comme il a été téméraire et absurde en philosophie, en ne voulant être que conséquent. Esprit ardent et porté à l’extrême en toutes choses ; logicien médiocre, mais subtil, ingénieux, et tourmenté toute sa vie du besoin d’être d’accord avec lui-même ; fécond en expédiens et en ressources, mais d’une souplesse d’imagination et d’intelligence que l’esprit de système dominait toujours et rendait inutile ; incapable de faire une concession, même dans la pratique, sans pourtant rechercher, comme M. de Maistre, la gloire de heurter les préjugés et de braver les évènemens ; si l’on excepte la part honorable qu’il a prise au retour et au triomphe des idées spiritualistes, on peut dire qu’avec les intentions les plus vertueuses, la caractère le plus droit et le plus aimable, la vie la plus pure, l’esprit le plus fin, le talent de publiciste le plus incontestable et le plus élevé, il n’a guère fait que du mal. Tout ce que nous croyons, il l’a nié ; tout ce que nous aimons, il l’a déserté ; nos conquêtes les plus glorieuses, nos droits les plus chers, il les a voulu détruire. Principe ruineux, conséquences odieuses, voilà sa philosophie. Qui pourrait s’étonner qu’elle ait laissé si peu de traces ? elle est tombée avec le système politique qu’elle soutenait.

On a dit que M. de Bonald avait été sous la restauration plus estimé que suivi ; il n’en est rien. Il n’avait sans doute ni le talent ni la pratique des affaires, et son génie le portait ailleurs ; mais on ne saurait méconnaître son influence dans les questions de principes, et il avait tellement lié sa philosophie à la proscription de la liberté sous toutes ses formes, que son système est en quelque sorte la philosophie des doctrines de la restauration. Il en a hardiment signalé le but comme théoricien, dans un temps où les hommes d’affaires et de pratique n’osaient peut-être pas se l’avouer à eux-mêmes. Cela pourrait expliquer comment, tout en l’approuvant et en le récompensant, on s’est abstenu de réclamer son concours ; il aurait demandé trop tôt le complément de la restauration. Cependant Charles X avait pour lui une estime et une amitié particulières, et nous savons, par un biographe qui ne saurait être suspect, qu’il avait toujours été bien plus avant dans les bonnes graces de ce roi que dans celles de Louis XVIII. En philosophie, si M. de Bonald n’a pas, à proprement parler, fondé une école, il est du moins, avec M. de Maistre et M. de Lamennais, à la tête de ce qu’on a appelé l’école catholique. M. de Bonald était même plus particulièrement le philosophe de l’école, car l’Esquisse, de M. de Lamennais, est une publication toute récente, et l’Essai sur l’Indifférence en matière de religion, bien supérieur d’éloquence et de verve à tout ce qu’a jamais écrit M. de Bonald, ne traitait qu’une seule question, et ne constituait pas une doctrine. Le caractère propre de ces philosophes n’est pas de se tenir attachés à la foi catholique, ce qui leur serait commun avec beaucoup d’autres, mais d’admettre une révélation plus compréhensive que la révélation même, et de ne rien laisser, dans l’acquisition des idées, à l’initiative et à la force propre de la raison. Il y a des doctrines catholiques qui ne sont qu’une exposition de la foi ; d’autres sont une défense de la foi ; celles-ci sont une attaque contre la raison et la liberté au moyen du catholicisme. Après le triomphe définitif des idées libérales, les disciples de M. de Bonald, s’il en avait, ont dû dissimuler leurs opinions ; son parti, forcé désormais à des ménagemens, ne peut plus avouer son chef philosophique qu’en le déguisant et en l’atténuant. Au lieu d’un corps de noblesse et de l’abolition des chambres, on demande aujourd’hui le suffrage universel au nom de la légitimité et du droit divin. Quelques écrivains isolés, qui dans une même vie présentent deux carrières opposées, s’efforcent en vain de renouer leurs anciennes opinions aux nouvelles, et d’allier avec une politique libérale la guerre qu’ils font à la raison et à la liberté philosophique ; mais les uns sans renommée, et les autres sans influence, ils s’épuisent dans des sophismes qui font combattre la conséquence contre le principe, et ne pourront bientôt plus tromper personne. Ainsi disparaissent rapidement les derniers restes de l’école ; l’influence de M. de Bonald ne lui a pas survécu, et l’on peut dire dès aujourd’hui que sa cause politique est perdue à jamais, et que sa philosophie est morte ou va mourir.


Jules Simon.
  1. Le Divorce, pag. 71.
  2. Tome Ier, p. 56.