Poésie - L’Arbre de la route

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Poésie - L’Arbre de la route
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 188-193).
POÉSIE
L’ARBRE DE LA ROUTE


LA HALTE



Viens. L’Arbre du repos est au bord de la route ;
Son tronc tremble de lierre, et son ombrage est frais,
Et le frisson d’une eau dont la source est auprès
Au tremblement léger de ses feuilles s’ajoute.

Restons là. Que la nue aux feuilles, goutte à goutte,
Pleuve ou que le soleil les perce de ses rais,
Nous verrons, du pré vert ou du jaune marais.
Venir le char qui grince et la chèvre qui broute.

Devant nous, les Travaux et le Temps et l’Amour
Vont passer. Vois ! pieds nus, sandale ou sabot lourd,
La faucille, la fourche ou la faulx à l’épaule ;

Ils portent la corbeille ou l’amphore ou le van ;
Et nous entendrons fuir sur l’herbe qui les frôle
Le doux pas de la pluie et les ailes du vent.

LES FEUILLES



L’ombre qui se retire ou s’allonge, selon
L’heure du jour qui croît ou du jour qui décline,
Marque le cours du temps et la saison divine
Où l’aube est toujours claire et le soir toujours long.

Jusques en l’herbe grasse où luit nu ton talon
Et nu le double fruit que ta gorge dessine.
Aucune branche lourde à ta bouche n’incline
Son fruit de pourpre douce et son fruit d’ambre blond.

Car l’arbre haut, nourri des racines au faîte
Par la terre féconde où rôde l’eau secrète,
Pousse en stérile jet son tronc âpre et vivant ;

Mais dans le tremblement des feuilles incertaines.
Entends sourdre, courir et ruisseler au vent
Le bruit aérien des sources souterraines.


LE LIVRE



Prends le livre. Assieds-toi dans l’herbe où ton fuseau
Egalement chargé de laine blanche et noire
Enroule à son ébène et lie à son ivoire
Son double fil oisif que ne rompt nul ciseau.

L’herbe frôle en tremblant tes mains ; le ciel est beau
Et la verte prairie autour de toi se moire.
Vois, regarde passer aux marges du grimoire
Ou l’ombre d’une feuille ou l’aile d’un oiseau.

D’un vent tendre et léger aux heures de la Vie
Le Printemps tournera la page qu’il oublie ;
Voici l’Eté. Souris. Ecoute. Lis encor...

Le doux soleil tiédit le livre qu’il caresse
Pour que l’année heureuse, à l’automne, te laisse
Le fermer au signet de quelque feuille d’or.

L’AMOUR



J’ai vu, ce soir, l’Amour. Et le fouet à la main,
Debout, il châtiait, farouche et flagellé.
Pris au mors, le cheval pour les Muses ailé
Qui frappait l’herbe en fleurs de son sabot divin.

Le monstre hennissait et se cabrait en vain,
Tout rose d’une écume où du sang fut mêlé ;
Et la nuit était bleue et le ciel étoile.
Et l’Amour torturait la bête au noble crin.

.le lui criai : Va-t’en. Pégase ! prends ton vol,
Bondis et rue et romps l’entrave et le licol ;
L’Enfant ne suivra pas ton essor. Monte et fuis !

Mais l’Amour, souriant toujours, de ses mains fraîches
Me montra, qui saignaient encore de ses flèches.
Les doubles ailes d’ombre ouvertes dans la Nuit.


LES ENNEMIS



J’ai vu l’Amour, un soir, combattre un autre Amour.
L’un riant de courber son frère terrassé.
Et l’autre, au souple bras qui le tient enlacé,
Mordant la chair parente où frappe son poing lourd.

Combat silencieux de la Nuit et du Jour
Qui heurte le dieu nu contre un dieu cuirassé,
Et le muscle meurtri pressant l’airain faussé
Et chacun d’eux vainqueur et vaincu tour à tour.

La lutte consanguine, amoureuse et farouche.
De sa quadruple étreinte et de sa double bouche.
Lie en un corps jumeau l’âpre couple guerrier.

Jusqu’à l’heure où le vent de l’aube matinale
Sèche aux membres rompus du groupe meurtrier
La sueur fraternelle et la pourpre rivale.

L’ILLUSION



Tu vois passer celui qui marche vers la Mer ;
Le caillou de la route et la ronce des sentes
Offensent ses pieds nus faits pour fouler la pente
Des grèves où vers l’eau descend le sable amer.

La houle des blés lourds s’écroule, et le pré vert
Ondule d’herbe éparse où le sillon s’argente,
Et le vent, à travers les cimes bruissantes.
Murmure une marée en leur feuillage clair.

L’horizon fait au loin déferler ses collines
A tes yeux éblouis d’illusions marines.
Flux et reflux d’un songe éternel et fuyant ;

Et pour battre le flot futur autour de l’île,
Terrestre voyageur et toujours souriant,
Tu portes sur l’épaule une rame inutile.


LA BÊTE


Et cet Autre a passé, suant, sous le soleil,
Lié par ses deux poings que la corde excorie,
A conduire l’opprobre et l’obscène furie
D’un bouc farouche et roux, à quelque Dieu pareil.

Haletant et tendu de la nuque à l’orteil,
Jarret nerveux et sang aux mains et peau meurtrie,
Il mate un instant, rompt, entrave et contrarie
L’âpre effort de la bête horrible au poil vermeil.

Le brusque bouc debout, droit, sur ses sabots d’or,
Se cabre contre lui, lutte et l’entraîne encor ;
Et l’Arbre est dépassé de la route éternelle.

Et le pasteur : vaincu suit l’ouaille revêche,
Sachant qu’il ne pourra jamais à cause d’elle
Goûter l’ombrage frais et boire l’ombre fraîche.

LE PHILTRE



D’une pointe de flèche où le sang goutte encor
L’Amour a, par deux fois, sur ton écorce lisse
Gravé son nom cruel et doux, affre et délice,
Que le fer tour à tour meurtrit, caresse et mord.

La sève au sang divin môle ses larmes d’or ;
Et le philtre amoureux en tes fibres se glisse,
Et pour que la ramure au ciel s’épanouisse
Le tronc plus douloureux se contracte et se tord.

Et depuis, à ton ombre assis, j’entends qui chante
Ta cime harmonieuse et toujours frémissante
Avec tous les oiseaux de l’aurore et du soir ;

Et tordue à mes pieds où leur nœud s’entre-croise,
Je vois sourdre et ramper au sol vorace et noir.
En serpens souterrains, la racine sournoise.


LE RETOUR



Le vent à pas légers et la pluie à pas lourds
Nous précèdent déjà sur la route où frissonne
Ma tristesse à qui l’heure et le soir et l’automne
Disent le temps qui passe et la fuite des jours.

Ton visage pourtant, ô Toi, sourit toujours
Et ta bouche indulgente et divine pardonne
A l’instant envolé qui fuit et t’abandonne ;
Et la route reprise est douce à tes retours.

Le Souvenir là-bas ouvre son porche où tremble
Le lierre fraternel qui nous accueille ensemble
Enguirlandant le seuil et la porte en ruine ;

Et l’âtre noir verra aux cendres ranimées.
Comme en mon sombre amour que ta grâce illumine,
Rire la flamme claire à travers les fumées.

LE REGRET



Le feuillage jauni tremble aux branches lassées
Et la maison là-bas nous appelle au heurtoir,
Et côte à côte ainsi nous irons vers le soir
Où marchent devant nous nos heures enlacées.

Au reflet du cristal comme aux sources glacées,
Que le temps douloureux ou doux me fasse voir
Son rire à la fontaine ou sa ride au miroir,
Ton souvenir se mire à toutes mes pensées.

L’automne les disperse aux routes de la vie ;
L’écorce se desquame et l’arbre s’exfolie
Et la ramure oscille au souffle qui l’émeut ;

Et ses feuilles, au vent qui les parsème inertes,
Emportent, çà et là, chacune comme un peu
Du murmure amoindri de la cime déserte.


LA HACHE



Ecoute. Le vent froid aux cailloux de la route
Aiguise lentement, invisible ouvrier,
Les serpes et les faulx de ses bises d’acier ;
Le pas du Temps résonne au carrefour. Ecoute.

Écoute. Au loin déjà les fleurs s’effeuillent ; toute
La prairie alentour frissonne, et tout entier
Le grand arbre frémit au souffle meurtrier ;
Et sa Dryade en lui va saigner goutte à goutte.

Les bûcherons, liant le fagot et l’écorce,
Vont dépecer, hélas ! ta stature et ta force ;
Ton ombre a marqué l’heure à ta chute ; mais sache,

Au soir de quelque Automne orgueilleux de ta mort,.
Parmi l’effondrement de ta ramure d’or,
Tomber au moins hautain et grave, sous la hache.


HENRI DE RÉGNIER.