Portraits du XIXe siècle. Poètes et romanciers/Édouard Ourliac

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ÉDOUARD OURLIAC.


« Œuvres complètes d’Édouard Ourliac ! » Hélas ! le charmant esprit dont nous allons parler n’a pas eu, de son vivant, la consolation de voir flamboyer ce titre pompeux, ce titre envié, en tête des quelques volumes qu’il eut la joie de pouvoir éditer. « Œuvres complètes ! » Édouard Ourliac eût souri à la pensée de cet idéal si difficilement réalisable ; il eût souri de ce sourire un peu triste de littérateur désabusé. Il n’eût jamais pu croire qu’on s’étudierait un jour à recueillir toutes ces feuilles volantes qui, tous les soirs, s’échappaient de sa fenêtre et qu’il ne comptait pas. Douze volumes déjà ! Et le dernier venu est accompagné de cette formule séduisante : « Les autres ouvrages paraîtront successivement. » Étrange destinée de cet homme d’esprit ! Certains écrivains survivent à leur gloire très légitimement éphémère : la gloire d’Ourliac s’éveille vingt ans après sa mort et fleurit sur sa tombe. Il est doux de penser que ce succès si bizarrement posthume est véritablement mérité.


I

À nos yeux, Édouard Ourliac est une des intelligences les plus originales, les plus fines, les plus humoristiques de ce temps-ci. Si l’on n’avait pas tant abusé de ce mot à double sens, j’ajouterais que c’est un des esprits les plus gaulois que je connaisse. Disons tout simplement qu’il est très français. Il a la joie pétillante et la tournure sémillante qui sont propres aux artistes de notre race : gai jusqu’à la cabriole, original jusqu’au paradoxe, charmant enfin, et tout à fait aimable. Nous n’avons plus assez de ces esprits du cru. Nos littérateurs tiennent trop souvent à entourer leur front des nébulosités de l’Allemagne et des brouillards de l’Angleterre. On rougit volontiers d’être Français. On demande pardon de « la liberté grande » que l’on a prise de naître au sein d’un peuple si superficiel, si léger. Ourliac n’avait pas de ces scrupules ; il aimait la France un peu en Gascon, mais il l’aimait, et faisait bien. Bien qu’il fût né, je crois, de l’autre côté de la Loire, il avait plutôt les finesses du nord que les ardeurs du midi de notre France. Au treizième siècle, il eût rimé des fableaux.

Le temps des fableaux étant passé, Ourliac a fait des nouvelles. Et, disons-le, avant d’aller plus loin, c’est dans la nouvelle qu’il a particulièrement excellé. Il est un des maîtres en ce genre difficile.

La Nouvelle, c’est le roman en miniature, ou plutôt en essence. La Nouvelle demande une parfaite unité, tout en exigeant une concentration rigoureuse. Il est permis aux romanciers de s’éparpiller, d’enchevêtrer les épisodes dans les épisodes, de faire des chapitres philosophiques, scientifiques, politiques ; mais le nouvelliste n’a aucun de ces droits. Sur un terrain restreint il conduit deux ou trois personnages dont il est forcé de dessiner d’une main sûre et très nettement les physionomies distinctives. Après une très courte introduction, il faut que l’action s’engage ; il faut qu’elle se précipite rapidement, sans fatiguer jamais l’attention ni la mémoire du lecteur. Quelques pages claires et presque dramatiques peu de descriptions, et qu’elles soient charmantes en leur brièveté nécessaire ; surtout, que le style soit irréprochable, car la Nouvelle est un monde si petit, si petit, qu’on y voit toutes choses de fort près, et que les plus minces incorrections y frappent douloureusement les regards les mieux disposés. Enfin n’y violez pas la loi des proportions. À ce scarabée charmant n’allez pas donner une tête gigantesque et un corps microscopique. C’est aux plus petits êtres qu’il appartient peut-être d’être le mieux proportionnés.

Mais, si la Nouvelle est d’un succès si difficile, il faut avouer que rien n’égale sa puissance. Elle circule partout, grâce à sa finesse. Les ennemis de la Vérité ont compris la force de ces contes jadis trop dédaignés, et ils ont chargé plus d’une fois la Nouvelle de colporter l’erreur avec son sourire engageant. De là tant de petits romans révolutionnaires et impies de là tant de récits élégamment lubriques. Dans un autre ordre d’idées, on a vu les protestants se servir de la Nouvelle ainsi que d’un commissionnaire dont on ne sait pas se défier : de là ces contes honnêtes et ennuyeux qui se terminent par une citation de l’Ancien Testament… et par l’adresse exacte de quelque temple luthérien, calviniste ou wesleyen. Nous avons encore la Nouvelle humanitaire, la Nouvelle morale indépendante, etc., etc. Et, par la grâce de Dieu, nous avons aussi la Nouvelle catholique.

Il importe singulièrement que nous ne désertions pas cette cause du roman chrétien, qu’on a déjà plaidée tant de fois et avec tant de bonheur. Viens, chère Nouvelle au pas alerte, viens vers nous. Nous t’ôterons des mains ces poisons couverts d’or, ces faux brillants, ces éclats faux dont t’ont chargée les adversaires du Christ et qu’ils t’ont mise en demeure de répandre parmi notre société si malade. Nous les remplacerons, ces dons funestes, par un flambeau qui jettera immortellement une lueur éclatante et vraie. Tu auras un visage toujours charmant, toujours aimable et joyeux, mais honnête. Tu iras frapper à toutes les portes, nobles, bourgeoises ou populaires. Tu iras causer avec la jeune fille et lui donner une pudeur invincible ; tu iras aider le père chrétien dans cette tâche très ardue de l’éducation de ses fils ; tu iras relever les abattements du jeune homme et lui mettre au cœur une flamme vertueuse. Car tu es capable de toutes ces besognes délicates et rudes ; car tu as la jeunesse et tu as la grâce, auxquelles rien ne sait longtemps résister. C’est ici qu’Ourliac est un de nos modèles les plus parfaits et les plus inimitables. S’il est vrai que chaque écrivain a sa tâche providentielle, l’auteur des Contes du Bocage a eu pour mission d’aider à cette création de la Nouvelle catholique. Aux deux derniers siècles, nous n’avions rien de pareil.


II

Je regrette avec sincérité l’ordre passablement arbitraire que les nouveaux éditeurs ont adopté pour la publication de ces œuvres de notre Ourliac. Je dis notre, et je n’ignore pas que la vie d’Ourliac a été partagée en deux périodes bien distinctes, dont une seule appartient aux catholiques. Je n’apprendrai à personne que cette belle intelligence n’a pas toujours été éclairée des vives lueurs de la vérité, et qu’enfin nous avons affaire à un converti. Mais cette distinction, j’aurais voulu qu’on l’établît très clairement dans l’édition que j’ai sous les yeux. Puisqu’il y a deux Ourliac, celui d’avant et celui d’après la venue de la Lumière, j’aurais désiré qu’on divisât lucidement ses Œuvres complètes en deux catégories distinctes, et qu’elles fussent ainsi un reflet exact de sa vie tout entière. Pourquoi, d’ailleurs, avoir publié certaine nouvelle que je ne veux pas nommer, dont Nazarille est le héros, et qui est véritablement révoltante[1] ? Pourquoi avoir donné ce titre de Contes sceptiques et philosophiques à un volume où abondent au contraire les Nouvelles les plus réellement chrétiennes ? Je suis tout prêt à reconnaître le soin pieux que l’on a mis à reproduire tant de chefs-d’œuvre charmants, et je ne voudrais pas être ingrat envers ceux qui les remettent en lumière ; mais je ne saurais abdiquer mes droits de chrétien devant l’œuvre d’un chrétien. Ce que j’avais sur le cœur, je l’ai dit.

Et je demande à mes lecteurs la permission de donner maintenant aux œuvres d’Ourliac une division nouvelle que je crois plus exacte et surtout plus chrétienne.

Tout d’abord (le fait n’est malheureusement que trop vrai), certaines de ses nouvelles méritent ce nom de sceptiques qu’on a, suivant moi, mal appliqué à d’autres. Sous ce titre donc : Contes sceptiques et philosophiques, j’aurais désiré qu’on réunît tous les récits où ce personnage créé par Ourliac, Nazarille, joue le rôle principal. Qu’est-ce que Nazarille ? C’est le gamin de Paris, sceptique, railleur, méprisant la vie et tâchant d’en tirer tout le parti possible, dédaignant les hommes et tâchant de les exploiter de son mieux, voleur, gouailleur, lubrique, gourmand, paresseux, flâneur, bohémien, industriel, menteur…, au demeurant la plus fine canaille du monde entier. Nazarille, c’est Robert Macaire jeune encore, avec une désinvolture plus leste et des manières plus sémillantes ; c’est Robert Macaire courant les petites aventures au lieu de se lancer dans les grandes affaires. Et tout à côté de ce drôle, Ourliac place d’ordinaire une sorte de Joseph Prudhomme populaire et non pas bourgeois, qu’il appelle Pelloquin. Ce Pelloquin est venu au monde tout exprès pour être le souffre-douleur, le jouet de Nazarille. Oui, Nazarille lui vole son déjeuner puis l’abandonne dans une île sauvage ; puis le met cent fois à deux pas de la mort la plus ridicule ou la plus cruelle : et rien de tout cela, non, rien ne peut lasser l’inaltérable patience de cet admirable Pelloquin. Ce sont là, en vérité, deux créations d’Ourliac. Il semble qu’elles ne soient pas aussi populaires qu’elles le mériteraient. Robert Macaire et Joseph Prudhomme sont encore aujourd’hui dans tout l’éclat de leur gloire : Nazarille, lui, n’est pas connu. Pourquoi ? — C’est qu’Ourliac n’a pas donné à son personnage des contours assez précis : il l’a trop laissé dans une ombre indécise. Il s’est trop servi de l’estompe pour dessiner Nazarille, et pas assez du crayon. Ce coquin devient quelquefois philosophe et dit, ma foi, de fort bonnes choses sur l’humanité qu’il méprise. Ailleurs, il tourne au politique, comme dans le Souverain de Kasakaba, où l’on entend Nazarille faire des allocutions politiques qui n’ont certes rien de parlementaire. Tournez la page, et vous ne trouverez plus que le plus vulgaire de tous les fripons. Nazarille est par trop Protée ; il est par trop insaisissable pour avoir pu être saisi durablement par l’imagination du public. De plus, Ourliac n’a pas eu à son service un dessinateur puissant qui ait fixé sur le papier, qui ait rendu populaires les traits matériels de son Nazarille. Et voilà pourquoi Robert Macaire et Joseph Prudhomme, qui lui sont très inférieurs, ont subsisté pendant qu’on l’oubliait.

« Contes de la vie réelle, » tel est le titre que je proposerais pour une seconde série des Nouvelles d’Ourliac, qui, comme la première, n’appartiendrait pas tout entière à la période chrétienne de sa vie littéraire. J’y placerais Schérer l’Invalide, l’Ermite de la Forêt-Noire, Hubert Talbot, les Garnaches, Thérèse, Collinet, une Anecdote littéraire. Parmi ces œuvres, dont quelques-unes sont déjà franchement religieuses, il en est dont la lecture est malsaine et qu’on ne saurait mettre en toutes les mains. Mais on ne peut disconvenir qu’il n’y ait dans tous ces petits romans la marque d’un talent primesautier et plein de verdeur. Schérer l’Invalide est peut-être un chef-d’œuvre. C’est la lamentable histoire de deux aventurières, mère et fille : la plus jeune, pour se donner une contenance dans le monde, épouse un vieil invalide qu’elle voit pour la première fois à la mairie, et qu’on écarte ensuite du logis nuptial où il ne doit jamais entrer. Ce Schérer, d’ailleurs, est un ivrogne, une âme vile et plate, qui n’excite aucune sympathie. En sorte que, dans ce conte à la Courbet, il n’y a pas en réalité un seul personnage qui représente l’idéal et qui intéresse le lecteur. Ce ne sont qu’infamies et infâmes. Le talent d’Ourliac était lancé dans une vilaine voie. Il prenait énergiquement le chemin du réalisme : par bonheur il ne l’a pas suivi. Mais il a dû y avoir quelque peine ; car il y avait en lui l’étoffe de je ne sais quel Henri Monnier d’ordre supérieur. Il y avait en lui du photographe, si je puis parler ainsi, et si l’artiste a dominé, c’est que le Christianisme est enfin venu apporter à ce vif esprit l’idéal jadis absent. Et ne me dites pas ici que je me livre à des phrases sans signification, lorsque je parle de « nouvelles réalistes. » J’entends par là toutes celles où n’apparaît aucune figure aimable et belle, vertueuse et pure. De même que j’entends par toiles réalistes celles où il n’y a que de la boue, du fumier et des êtres laids, sans le contraste nécessaire de la beauté et de la lumière. Si Ourliac n’était pas devenu chrétien, il eût tourné au Champfleury.

Mais voici que j’arrive à la période catholique de cette vie qui fut courte et agitée.


III

C’est Ourliac lui-même qui avait trouvé ce titre excellent : Contes du Bocage, et il importe de le conserver à toutes ces nouvelles charmantes qu’il a consacrées à la Vendée et aux Vendéens. Personne n’a peut-être mieux compris le caractère religieux de ces luttes de géants ; personne n’a peut-être mieux su donner l’élément politique, dans ces plus quam civilia bella, un rang honorable qui ne fût pas le premier. Le Chemin de Kéroulaz peut passer pour le type de ces contes trop historiques, hélas ! Ils sont pleins de la grandeur vendéenne elle-même, qui a passé tout entière dans l’âme de l’écrivain. Notez qu’Ourliac était un ami profond de la nature, des arbres verts, des eaux claires, des chants d’oiseaux. Il a fait, dans ses Contes du Bocage, de beaux mélanges de ce sentiment de la nature avec le sentiment plus mâle de son indignation contre les tyrans de 1793. Des herbages charmants, un pays admirable, et du sang dessus : voilà les Contes du Bocage. Plusieurs estiment qu’ils sont le chef-d’œuvre d’Ourliac. Je ne suis pas de ceux-là. Combien je leur préfère ces Contes enfantins et rustiques parmi lesquels je publierais certaines nouvelles dont je ne puis prononcer le nom sans éprouver une émotion sincère, et que je ne puis jamais lire sans pleurer de ces bonnes larmes cachées dans le meilleur coin de tout notre être. En voici quatre que je proclame hautement les perles de cet écrin, et qui sont en effet d’inimitables modèles de simplicité, de charme honnête et pur, de style délicat et classique : Manette, la Petite Loiseau, Tambour et Trompette, la Procession de Mazières. Ce dernier morceau est célèbre. Je ne pense pas qu’il soit possible de mêler plus harmonieusement les larmes et le rire, le sublime et le ridicule. Mazières est un petit, un tout petit village de la Touraine, et cette procession c’est celle de la Fête-Dieu. « Je veux être vrai et voici quelques détails qui vous aideront à concevoir cet ensemble villageois. La tunique des jeunes fleuristes était de grosse toile, et ce n’était, je crois bien, que des chemises dont on avait rogné les pans. Plusieurs de ces lévites laissaient voir, sous l’auguste vêtement, les deux jambes d’un pantalon de cotonnade rayée. L’un d’eux, gros garçon, grave et joufflu, déployait en haut de son aube un immense col de chemise serré par une cravate des dimanches, et qui entourait sa tête comme ce grand papier dont on enveloppe un bouquet. Que dirai-je de plus ? La dalmatique du cruciger, antique et flétrie, tombait de travers sur ses épaules, mais cela même lui donnait un air d’ancienneté pittoresque et de pieuse gravité. On eût dit un diacre des vieux tableaux chrétiens[2]. »

Voilà qui est du Charlet, n’est-il pas vrai ? et même qui va quelquefois plus loin. Mais attendez, voici maintenant la note attendrissante, chrétienne, charmante. « Et, tournant doucement la tête, j’entrevis parmi ces visages hâlés, sous l’ombre du dais rustique, le Saint Sacrement étincelant dans les mains du prêtre. — Oui, oui, je le reconnais, c’est bien lui ; c’est celui qui entrait jadis en vainqueur à Jérusalem, monté sur une ânesse ; et c’est vous, mon divin maître, qui marchez aujourd’hui au milieu de ces braves gens, sur ce chemin champêtre qu’ils ont jonché de fleurs. Je vous reconnais à ce trait, ô mon Sauveur. Quel autre voudrait de ces triomphes misérables, et quel autre les aurait ennoblis de tant d’éclat divin ? En un certain endroit, une basse-cour laissait entre deux masures un vide trop étendu, qu’on n’avait pu masquer de toiles et de guirlandes : on y voyait à découvert un amas de fumier, une mare desséchée et tout le dénûment de la misère villageoise ; mais ce spectacle augmenta pour moi le charme attendrissant de la cérémonie. Ô mon Dieu, s’il m’était permis d’emprunter des traits mortels pour rendre mes faibles imaginations, quels doux regards, quel radieux sourire vous avez dû laisser tomber en passant sur cette pauvreté si mal déguisée ! Mais quoi ! mon Seigneur n’est-il pas né dans l’étable de Bethléem[3] ? »

C’est ainsi qu’Ourliac atteint parfois le point culminant de l’art, sans effort pénible et avec tout le naturel d’un esprit surnaturalisé. Et que dire de Manette ? Non, j’aime mieux me taire, j’aime mieux avouer mon impuissance. Mais si j’étais l’éditeur de ces livres charmants, je sais bien ce que j’en ferais. Je réunirais en un volume ces quatre nouvelles que j’ai énumérées tout à l’heure ; j’en confierais l’illustration (ce mot est déplorable) au crayon de Giacomelli, et j’en composerais un des plus délicieux livres d’enfants qui puissent nous consoler ici-bas du succès de tant de platitudes…

Toutefois, ne croyez pas que vous connaissiez encore tout notre Ourliac. Je passe rapidement sur un petit volume intitulé : Croquis, où l’on pourrait imprimer côte à côte la fameuse étude sur le Gendarme, qui valut à l’auteur les plus douces étreintes de la gendarmerie reconnaissante, la Physiologie de l’Écolier et le Gascon. Je ne veux même point parler de ses romans ; de cette Suzanne, qui est, j’en ai fait l’épreuve, l’œuvre préférée de tous les lecteurs d’Ourliac dont l’esprit n’est pas profondément chrétien ; ni même de cette Marquise de Montmirail, où la vie de province est si exactement rendue, trop exactement peut-être et, comme j’osais le dire plus haut, trop photographiquement (mille pardons pour cet adverbe). Ces deux romans, disons-le, sont des meilleurs parmi ceux de notre temps. Cette jeune fille, dans Suzanne, qui met une obstination si prodigieuse à aimer l’homme le plus indigne de son amour ; qui, méprisée, délaissée, battue par un orgueilleux, par un égoïste, par un lâche, l’aime encore, l’aime toujours, l’aime avec d’autant plus de tendresse passionnée qu’elle est plus misérable et plus abandonnée ; cette Mlle Des Ilets est une création originale et forte. J’en dirai autant de la belle marquise de Montmirail, fière, irascible, mais chrétienne et noble, qui sait réparer si merveilleusement un moment de colère par des années d’abnégation et de dévouement, et qui jette de la lumière, pour parler ainsi, au milieu de la société provinciale la plus ridiculement bourgeoise et la plus bourgeoisement ridicule… C’est fort bien ; mais enfin, ces œuvres, cent autres romanciers de notre temps auraient pu les concevoir et les écrire ; tandis que fort peu d’esprits, à notre gré, étaient capables de ces Contes philosophiques par où j’ai voulu terminer l’énumération des œuvres d’Ourliac.

Ces Contes philosophiques, qui, dans la nouvelle édition, sont dispersés en deux volumes[4], c’est l’Épicurien, c’est la Chimère ; puis, Monsieur Boniface, le Bien des pauvres, les Phyllophages, la Légende apocryphe, l’Oncle Scipion, Perdriel et Maître Strauss. Tels sont, à mes yeux, les meilleurs titres d’Ourliac à l’admiration du public… et à l’indulgence des gens de lettres.

Dans chacune de ces nouvelles, qui méritent de survivre à notre siècle, Édouard Ourliac s’est proposé de mettre en lumière une idée philosophique de l’ordre le plus élevé. Dans l’Épicurien il combat le sensualisme théorique et pratique ; dans la Chimère, il s’attaque au socialisme ; dans Monsieur Boniface, il traite la question de l’éducation ; dans les Phyllophages, il crayonne un pamphlet contre le journalisme ; dans le Bien des Pauvres, il plaide en faveur des corporations et de l’antique organisation de la charité ; dans la Légende apocryphe, il fait l’apologie sociale de la sainteté ; dans Perdriel, il esquisse l’histoire du démon dans la société humaine ; dans Maître Strauss (un chef-d’œuvre), il fixe à la musique ses vraies bornes ; dans l’Oncle Scipion, enfin, il prend à partie le progrès moderne, et surtout les conquêtes de l’industrie. Vous le voyez, ce sont là les œuvres « économiques » de notre Ourliac, et ces neuf nouvelles composent presque un cours de philosophie sociale.

C’est surtout au sujet de ces contes profonds qu’on peut appliquer à Ourliac les paroles qu’un des meilleurs écrivains de notre temps a trop sévèrement appliquées à Joseph de Maistre : « Même quand il énonce une vérité, il a l’air de dire un paradoxe. » Rien n’est plus juste pour l’auteur de l’Épicurien. Son esprit était en pente vers le paradoxe, et il suivait la pente. Tout heureux de se trouver enfin au sein de cette vérité catholique qu’il aima passionnément, tout illuminé, tout ravi, Ourliac se laissait volontiers dominer in globo par cette idée chrétienne à laquelle il attachait tant de prix. Voilà pour le fond. Mais, quant à la forme, il se donnait mille libertés. Il se laissait aller à je ne sais quelle gaminerie dogmatique, qui est charmante venant de lui, qui serait dangereuse venant d’un autre. Il faisait des gambades en économie politique, et traitait avec mutinerie les sujets les plus graves. De là vient qu’il dépasse quelquefois la mesure. Dans l’Épicurien, il s’abandonne à un réalisme rebutant. Dans l’Oncle Scipion, il étale avec trop de parti pris sa haine joyeuse contre le progrès. Il n’aime pas son siècle, et a pour lui certain mépris gouailleur qui est pire que de la haine, et que nous ne saurions approuver. Il ne paraît pas avoir saisi les grands côtés de ce temps où l’art et la littérature ont été pénétrés de tant d’éléments chrétiens. Mais, cher Ourliac, chère mémoire, vous n’auriez pas, au dernier siècle, écrit des nouvelles aussi catholiques que le sont les vôtres. Vous n’auriez pas été si énergiquement chrétien en des contes qui ne ressemblent nullement à ceux de Voltaire. Votre temps a souvent aimé la Vérité, et a eu de généreuses aspirations vers la Lumière. Vous avez eu tort de ne jamais le reconnaître, et nous vous le disons avec un certain regret d’avoir à vous le dire.

… Et maintenant, il faut laisser cette figure charmante et abandonner à sa destinée ce portrait dont le peintre n’est pas satisfait. La physionomie d’Ourliac est tellement complexe, tellement mobile, qu’il faut avec lui désespérer de la ressemblance. Telle est la physionomie des enfants : les photographes, les peintres vulgaires, essayent en vain d’en rendre le charme trop remuant : ces délicieux petits visages ne devraient jamais être peints que par d’illustres pinceaux.

  1. Je dois tout au moins mentionner le volume où se trouve ce conte dangereux, de peur qu’il ne tombe entre des mains chrétiennes : ce sont les Confessions de Nazarille.
  2. Les Contes de la famille, p. 173-174.
  3. Ibid., p. 175, 176.
  4. Nouvelles et Contes sceptiques et philosophiques. Encore un coup, sceptiques est de trop.