Portraits historiques - Edmond Burke

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Portraits historiques - Edmond Burke

EDMOND BURKE.




I. Correspondence of the right honourable Edmund Burke, between the year 1714 and the period of his decease, in 1797. — London, 4. vol. 1844.

II. Political Thoughts extracted… from Edmund Burke and others.
III. Prior’s Life of Burke. — 3 vol. 1840.

IV. Lord Brougham’s Statesmen, etc.




En juillet 1838, lord Melbourne disait à la chambre des lords d’Angleterre « que de tous les excentriques modernes, M. Burke lui semblait un des plus étranges, que ses vues étaient impraticables et ses idées chimériques, qu’il n’y avait dans ses jugemens et dans ses paroles qu’exagération et extravagance, qu’il n’admettait rien de modéré, point de modifications, point de transactions ; enfin que son caractère, comme ses théories, se composait de violences contradictoires et inadmissibles. »

Plusieurs années auparavant, le philosophe et poète Coleridge, dans sa Biographia litteraria, avait imprimé ce qui suit : « Personne ne fut jamais plus droit, plus vrai, plus ferme, plus conséquent à lui-même, d’un bon sens plus pratique et d’un génie plus sévèrement logique qu’Edmond Burke. Il ne s’est jamais démenti, il n’a jamais varié. C’est le modèle des hommes politiques. »

En réponse à cette assertion positive, venue de l’une des grandes autorités de l’époque, le brillant et spirituel Hazlitt prit la parole ; il soutint que Burke, intelligence subtile, mais non vigoureuse, casuiste éhonté de la politique, avocat habile et violent, manqua toujours de conscience et d’honnêteté, et que son ardeur belliqueuse s’accrut en raison de la légèreté de sa pensée, et de son manque total de sincérité[1]. »

Lord Brougham et le professeur écossais Wilson s’engagèrent, à leur tour, dans ce débat contradictoire, et prouvèrent, le premier avec beaucoup de verve, d’esprit et de chaleur, que Burke, écrivain de premier ordre et citoyen honnête, fut un politique inconséquent[2] ; » le second, que « le salut de l’Angleterre est essentiellement attaché aux théories de Burke, théories dont il ne s’est jamais départi, et qu’il a exprimées avec une éloquence puissante, une perfection de logique rigoureuse et une simplicité sans égale. »

Jugé diversement par tous les partis, il est évident que le grand écrivain et le philosophe dont nous parlons attend aujourd’hui encore son jugement définitif.

La correspondance particulière de Burke, imprimée cinquante ans après sa mort, ne renferme ni anecdotes sur lui, ni détails fins et nouveaux sur la société de son temps. Elle n’en est pas moins précieuse. Ceux qui jusqu’à présent n’ont pas bien compris la situation de Burke en Angleterre, et la singulière part qu’il a eue, entre 1770 et 1795, au mouvement des affaires de l’Europe, trouveront ici la complète explication des obscurités de son caractère et des points énigmatiques de sa vie. L’hostilité de ce roturier contre la révolution française, l’attachement de cet Irlandais pour l’Angleterre, l’impuissance de ce grand écrivain politique à devenir chef de parti, l’admiration qu’inspirait à tous un orateur que personne n’écoutait, le feu qu’il a jeté dans certaines ames, sans grouper les intérêts ou trancher les questions, la divergence des opinions à son égard, — anomalies extraordinaires que l’Angleterre du XVIIIe siècle pouvait seule développer, — sembleront, à qui étudiera ces quatre volumes, les faits naturels d’une position exceptionnelle et d’un caractère unique.

Il est vrai que ce résultat exige une lecture attentive et courageuse ; les deux mille et quelques pages qu’il faut dévorer n’offrent ni passion, ni variété, ni incidens, rien de ce qui sollicite et satisfait la curiosité vulgaire. Les situations ont changé, le point de vue n’est plus le même, l’émotion s’est refroidie ou portée contre les révolutionnaires ne trouve plus d’écho ; par l’enroulement compassé de ses draperies, par les belles broderies de son style et la majesté éclatante de ses fleurs, n’étant jamais familier, même dans ses lettres intimes, il rappelle un peu trop la lourde manière de M. Thomas et de M. Necker. La sympathie n’ose pas naître, une existence si gravement respectueuse envers elle-même vous glace. On lui voudrait plus de naïveté, de caprice, de simplicité, de naturel, sauf à perdre un peu de l’éloquence, du sérieux et de la vertu qui jamais ne le quittent.

Sous ces derniers rapports, il a peu d’égaux ; la lecture de ses lettres, découvrant le fond de sa vie privée, augmente la vénération et l’estime pour cet homme rare. Sans fortune et sans nom, d’une probité rigide et scrupuleuse, d’une sévérité de mœurs qui rend le succès plus difficile, amoureux de l’étude qui condamne à la retraite, nul n’a pesé d’un plus grand poids dans l’estime publique. Pitt, long-temps maître de l’état, Fox, chef de l’opposition, n’ont point éclipsé le philosophe. Sa voix a été une autorité, son opinion une puissance ; seul il a constitué son propre parti. Les diverses armées se sont plutôt approprié les vues de Burke qu’il ne s’est livré à elles. En avouant ses erreurs politiques, nées d’un double excès de grandeur morale et de fécondité intellectuelle, nous ne le jugerons pas comme un chef de parti ; il s’est isolé, héros religieux et grand-prêtre d’une moralité politique souvent inapplicable aux intérêts du monde.

Edmond Burke, Français-Normand d’origine, Irlandais de naissance, catholique par ses alliances et ses parentés, était surtout quaker par l’éducation, les penchans et les amitiés de sa jeunesse. Le nom véritable et antique de la famille était Bourg, transformé en Bourke, Burke et Burg, dans diverses branches. Un petit héritage de 300 livres sterling constituait tout son patrimoine. Attorney de la ville de Cork, son père avait exercé, avec assez de succès pour élever ses trois fils, cette profession qui tient de l’avocat, de l’homme d’affaires et de l’avoué ; marié à une fille de race irlandaise, sa petite fortune provinciale lui donnait peu de relations avec Londres et l’écartait de tous les détenteurs du pouvoir. Edmond, son second fils, était né sous le règne de Robert Walpole, à Dublin, en 1728 ou 27 ; lui-même hésitait sur la date précise de son baptême.

Du sein de cette obscurité si cachée, élever Burke au premier rang des hommes de son pays, tel est problème que la destinée eut à résoudre ; on ne pouvait l’imaginer plus compliqué ni plus étrange. Burke n’avait rien d’anglais. Il était pauvre et sans crédit, Irlandais, roturier, neveu de catholiques et élève des quakers. Alors tout se faisait par l’aristocratie et la richesse, l’Irlande ne comptait pour rien, le catholicisme n’osait pas lever la tête ; enfin le quakerisme, secte dissidente, tolérée par les lois, estimée pour sa probité, ne se mêlait pas à des intérêt actifs, entachés de cupidité, de bassesse, de cruauté, comme il arrive après les révolutions. Il ne répudia aucun des caractères de son berceau, et n’ayant pour point de départ que des négations, pour perspective que des obstacles, il en fit ses moyens de gloire et ses leviers de succès.

Mis en pension par son père chez Abraham Shackleton, excellent quaker, Edmond y reçut une éducation religieuse et mystique, dont l’impression ne s’effaça plus. Au moment où il quitta Ballytore et l’école d’Abraham, pour faire à Dublin ses études classiques, Edmond Burke, tout imprégné de sentimens austères et tendres, ne savait pas même l’anglais. Destiné à être l’un des plus brillans écrivains de son pays, il entasse alors dans ce qu’il écrit les barbarismes et les idiotismes irlandais ; on lit dans ses lettres des choses incroyables en fait d’ignorance : like you it pour do you like it et, ce qui est pis, I will (pour I shall) find it very difficult to be commonly virtuous, tournure condamnée par les grammairiens anglais comme j’avions et j’étions par les nôtres. Les premières lettres que Burke, à seize et à dix-huit ans, adresse à son condisciple le petit quaker Édouard Shackleton, qui en a dix-huit et vingt, sont des modèles de cacographie ; elles offrent néanmoins le vif attrait d’une amitié pure et austère entre deux jeunes hommes qui, se destinant à des professions différentes, contemplent avec un sérieux poétique le monde et l’avenir ouverts devant eux.

L’un et l’autre sont livrés à cette noble hallucination de l’idéal et de la vertu, la plus belle passion des jeunes années. Si le sublime rêve n’a point de place dans la jeunesse de Pitt et de Robert Walpole, de Richelieu et de César, outils de gouvernement et de pouvoir, instrumens de fer et d’acier, trempés pour conduire, mutiler et réduire l’humanité, il jette une douce lumière sur les premières années des moralistes, et des poètes. Cicéron, Pascal, Cervantes, pour choisir nos exemples, dans les nations les plus diverses et les temps les plus dissemblables, ont brûlé de cette flamme périlleuse, et Napoléon, dans sa jeunesse, l’a subie et partagée ; c’est le côté poétique de ce grand homme, c’est peut-être aussi par là que s’est perdue dans l’enivrement de l’espoir cette grandeur excessive.

Souvenons-nous donc qu’il y a deux races d’hommes supérieurs et même de philosophes. Ceux-ci croient à l’idéal, ceux-là n’admettent que le visible. Les idéalistes méprisent les hommes positifs ; en revanche, ceux qui, dans la jeunesse, n’ont pas, comme Napoléon, Burke et Dante, poursuivi l’immense idéal, qui n’ont jamais été aux prises avec la folie de la sagesse et celle de l’espérance, qui n’ont pas désiré plus, voulu plus, espéré mieux que ce monde ne peut donner ; ceux-là, injustes, prennent en pitié les ames impatientes des limites et du réel. Burke l’idéaliste offre une étude psychologique qui ne se reproduira peut-être jamais ; il a porté dans un monde les qualités du monde opposé, dans le royaume des faits la poésie, dans le domaine positif la théorie exaltée ; c’est ce caractère propre qui le détache et le distingue, c’est sa parure, son honneur, — et aussi sa faiblesse.

On le destine à la profession paternelle ; la Bible, Homère, Tacite, Thucydide, lui plaisent bien davantage. Il les étudie, non pas avec patience, mais comme il le dit lui-même, « avec fureur[3]. Il passe de la fièvre poétique à la fièvre oratoire ; l’ardeur de la jeunesse se concentre dans sa pensée, et s’exalte encore de sa sobriété chaste et de sa sévérité puritaine. Les longues préparations de cette vie politique et littéraire, qui durent jusqu’à l’époque de ses relations avec Rockingham, sont marquées par mille indices de prudence personnelle, d’activité intellectuelle et d’ardeur bien réglée. Entre vingt-cinq et vingt-huit ans, faisant ses études de droit à Londres, il va passer à la campagne tout le temps dont il peut disposer ; solitaire et tour à tour habitant des petits villages de Turlaine, de Marstoke et des hameaux les plus obscurs, il y apporte ses livres, il y reste profondément caché. On voit bien que c’est un de ces esprits rares et contenus dans leur impétuosité secrète, friands de solitude et de liberté rêveuse, à qui leur imagination suffit comme foyer et comme clarté : — le vrai tempérament du poète. Rien n’est plus intéressant que cette lettre[4] où il décrit la curiosité des gens de village : « Est-ce un contrebandier, un auteur, un mauvais sujet qui se cache, un espion de l’Espagne ? il ne ressemble à personne. » Et là-dessus, préludant à la vive sagacité du philosophe qui ne le quittera plus, il déclare que le plus grand crime aux yeux des hommes, c’est de ne pas leur ressembler. Aussi se hâte-t-il de rejeter cette habitude rêveuse et d’abjurer cette volupté trop attirante de la solitude. Il a besoin des hommes ; il le sait, il le sent, et leur estime, qui s’acquiert à si peu de frais, se perd si aisément !

Ce fut pendant cette première époque solitaire, de sa vie qu’il prépara le traité métaphysique (Essay or the Sublime and Beautiful) auquel il dut l’éclat imprévu de sa réputation naissante. Le poète y domine le philosophe ; le sentiment du beau et du grand y règne en maître, et le style a de la force et de la majesté ; les causes abstraites n’y sont ni approfondies ni suffisamment analysées. Un écrivain se révélait à l’Angleterre. Bientôt, de retour à Londres, il devient collaborateur de plusieurs revues et rédacteur politique de l’Annual Register ; ces travaux lui rapportaient peu. Il allait le soir se placer, rêveur, sur un des bancs du parc Saint-James, et là il méditait[5]. Son attitude était fort simple, et son costume rappelait l’austérité de la secte quaker, dont les conseils l’avaient formé. Un soir, un membre de cette secte vint s’asseoir près de lui et le questionna sur son nom, sa famille, son avenir, et se prit d’amitié pour lui. Ce bon quaker l’introduisit chez le docteur Nugent, dont il épousa la fille, et qui commença sa fortune.

C’était en 1760. Chatham était premier ministre, effrayait le roi, imposait aux whigs, et forçait les tories au silence. Un homme assez puissant, attaché à ce ministère Gérard Hamilton, secrétaire du lord-lieutenant d’Iirlande, jette les yeux sur Edmond Burke, jeune homme grave, ardent, noblement et sérieusement ambitieux, qui lui semble excellent à employer ou plutôt à exploiter. C’est un danger couru, dans la jeunesse, par tous les hommes de talent ; ils trouvent quelque habile qui les devine et veut accaparer leur force. Celui-ci espérait s’affilier et absorber à son profit la vie entière du jeune Irlandais, qu’il emmena en Irlande, qui l’aida de sa plume, de son activité, de ses conseils, et qui, ne tardant pas à comprendre l’inféodation à laquelle on espérait le soumettre, repoussa la chaîne dont on voulait le charger. « Hamilton, dit-il à son ami, veut faire de moi une pièce de son mobilier, contre toute justice et aussi toute prudence. Il veut un esclave, objet inutile à qui le possède. Il refuse un ami fidèle, acquisition qui a de la valeur. Je lui pardonne cette erreur grave ; la sagacité, pratique ne lui manque pas, mais la sympathie lui est absolument inconnue, et, quant à moi, j’ai assez d’estime de moi-même pour ne pas devenir une des bêtes de somme de son écurie[6]. » Hamilton lui avait fait obtenir une pension sur le trésor d’Irlande, pension qui montait à 300 livres sterling. Burke, il est vrai, avait eu soin de stipuler d’avance en faveur de sa liberté ; dès qu’Hamilton voulut l’en priver, il rendit froidement la pension, et se dégagea de ce patronage ruineux et exigeant.

Sentir sa dignité, c’est l’assurer et l’accroître. Il est probable aussi, bien que les lettres de Burke n’en disent rien, que la politique altière de Chatham, imposant à tous les serviteurs du cabinet une aveugle obéissance, déplaisait fort à l’indépendance de cet esprit spéculatif et de cette ame réglée par des maximes austères. En 1765, W. Fitzherbert l’introduit près de lord Rockingham, chef des whigs modérés et représentant de ces grandes familles qui avaient fait et soutenu la révolution de 1688. La bienveillance du caractère, l’agrément du commerce, la douce sévérité de la vie privée, rapprochaient naturellement Burke du marquis ; principes, habitudes, idées, entre eux tout coïncidait. D’abord secrétaire particulier de ce seigneur, qui devient premier ministre (first lord of the Treasury) en juillet 1765, Burke est élu, par son influence et celle de lord Verney, membre des communes pour le bourg de Wendover le 26 décembre suivant. La vie politique lui est ouverte.

On a dit de Pitt, dans ce recueil même, que les opinions accréditées à son égard en France sont les plus fausses du monde ; cela est vrai de Burke comme de Pitt. Il est surprenant que nul biographe, pas même M. Prior, n’ait compris l’unité parfaite à laquelle la carrière de Burke a été soumise. L’aristocratie whig de 1688, tel est l’idéal de sa politique ; Rockingham en est le symbole ; il l’adopte en 1765, et il ne s’en départira plus ; il n’est et ne sera ni whig comme Chatham, ni révolutionnaire comme Wilkes, ni tory comme North, encore moins jacobite comme Hume, ou monarchiste comme M. de Maistre. Je lis dans une biographie de Burke, récemment publiée, que le plus grand et le plus violent apostat des temps modernes fut Burke, et que cet écrivain, qui devait terminer sa carrière par une malédiction contre la liberté, la commença par un pamphlet en faveur de l’anarchie. Ce pamphlet existe. C’est une satire et une parodie. Le but de l’auteur a été de rendre odieuses les théories démocratiques en poussant à l’excès leurs conséquences, et cet ouvrage, que l’on donne pour un libelle ultra-républicain, est l’ironie la plus amère et la plus injuste des doctrines républicaines.

Assurer le pouvoir aux mains des grandes familles whigs, apaiser doucement les mécontentemens des colonies américaines et les conserver, repousser la démocratie avec force et le favoritisme tory avec dedain : tel était le programme du cabinet Rockingham, contenu, comme on le voit, dans les limites de cette modération philosophique et de cette sagesse élevée dont Burke devait être l’apôtre éloquent et fanatique. En février 1766, le nouveau membre pour le bourg de Wendover se leva et prit la parole sur la question des colonies et en leur faveur. « Tous avez fait entendre, lui écrit le lendemain un de ses correspondans, le docteur Marriott, une nouvelle éloquence, celle de la philosophie politique[7]. Vos idées se pressent comme les flots ; tout est neuf et à l’effet, et l’on dirait un de ces orateurs grecs que nous traduisons dans nos classes. » La verve ardente du jeune homme, long-temps soumise à une discipline sévère, se faisait jour enfin et versait les torrens de cette éloquence que lord Brougham a très bien caractérisée[8] : « Luxueuse dans son abondance et prodigue de toutes ses ressources, éclatant à la fois en ironie, en invectives, en métaphores, en allégories, en allusions, en fables, en paraboles, en anathèmes, mais quelquefois plus sonore et plus étourdissante que réelle, et laissant debout, au milieu de tant de bruit et de fumée, la forteresse de l’ennemi. »

Tel est le caractère de Burke, de son éloquence et de sa vie ; il a toujours l’éclat, jamais le succès. La voix de Burke, déjà glorieuse en Angleterre, ne réussit pas à faire vivre plus de six mois le cabinet de Rockingham, cette administration si modérée et si honnête, qui tomba en 1766 sous le coup des intérêts coalisés. George III et les commerçans anglais trouvaient Rockingham trop favorable aux rebelles des colonies. North lui succéda. En vain essaya-t-il de conquérir l’éloquent ami de son prédécesseur ; fidèle à Rockingham dans sa chute, Burke alla se ranger avec lui sous la bannière de l’opposition. Lord Rockingham lui-même reçut des ouvertures de la cour et l’offre de rentrer au pouvoir, s’il voulait céder et adopter des mesures sévères contre les colonies. Il refusa ; Burke, commençant la guerre des pamphlets qu’il a continuée toute sa vie, publia ce chef-d’œuvre du genre, les Pensées sur la désaffection publique. Nous ne pouvons convenir avec Hazlitt, que ce soit un pamphlet démocratique. Il s’agissait de rallier les whigs de 1688 autour de Rockingham, et par conséquence de faire aimer les grandes familles, de confondre leurs intérêts avec ceux de la nation, et d’éloigner toute idée de prépondérance despotique assumée par les classes nobles. De là ce ton familier, bourgeois et presque radical d’un homme qui vivait dans l’intimité du marquis de Rockingham, du duc de Portland et de lord Charlemont. Il voulait populariser Î’aristocratie et repousser à la fois l’ascendant du trône et celui du peuple : la convocation fréquente des parlemens l’effrayait ; il craignait que l’on n’empêchât les fonctionnaires de siéger à la chambre, et, ce qui prouve le mieux, combien peu il se confondait avec les démocrates, c’est la vigueur avec laquelle il combat dans ce pamphlet les expédiens de Wilkes et de Horne Tooke, la triennalité des parlemens, et l’exclusion des fonctionnaires de la chambre basse.

« Vous voulez, dit-il, un parlement triennal ; vous prétendez exclure des communes quiconque st salarié par le gouvernement. Ces remèdes, si beaux en théorie, je n’aurais point de peine à les vanter, si je ne voulais que flatter le goût populaire ; mais je n’y crois pas. Un parlement réélu tous les trois ans pourrait aggraver le mal au lieu de le corriger. J’aurais peur, je l’avoue, d’exposer si souvent les membres indépendans de la chambre à une lutte avec le trésor. Qui ne voit d’un coup d’œil de quel côté serait la défaite ?

« J’en appelle à tous ceux qui consultent leur expérience, les ministères ne sont-ils pas plus forts au commencement, à la fin d’une sessions qu’au milieu, à cette époque de sûreté comparative, où chaque honorable membre se sent à peu près bien assis ? La réélection triennale n’est point un remède utile ; si la corruption existe, vous la multipliez en multipliant les occasions où elle peut se déployer. De deux choses l’une : ou extirpez radicalement l’influence de la couronne, ou elle pèsera d’un poids d’autant plus lourd, que vos parlemens seront plus fréquemment renouvelés ; toute indépendance de l’individu se trouvant anéantie, on verra la liste civile s’emparer définitivement des consciences, et le fléau que vous signalez s’établir comme institution permanente. Si vous voulez éloigner ou atténuer le péril, ne rendez pas trop fréquentes des luttes dangereuses dont le résultat n’est jamais favorable à la liberté de l’ame, à celle des actes, à la pureté des principes.

« Vous croyez que le parlement, s’il bannit de son sein tout homme en place, va se mettre à l’abri de l’action de la couronne ? Erreur. Vous estimez apparemment que, pour guérir les maladies du corps social, il suffit d’une loi ; moi, j’en doute. Par cette mesure, vous détachez du parlement divers groupes dont l’importance me paraît majeure, entre autres, la marine et l’armée ; il vaut mieux encore les intéresser aux succès de l’état d’une manière un peu corrompue et blâmable que d’isoler entièrement leurs intérêts. C’est tout au plus ce que l’on peut essayer contre certains employés inférieurs des finances, que j’exilerais volontiers des élections ; mais, si vous dépouillez de leurs privilèges les capacités, les fortunes, les ambitions, les courages, qui ont choisi la carrière de l’administration, de l’armée, de la marine, des finances ; si vous leur enlevez le droit naturel d’être représentés, vous les armez contre vous. Soyez sûrs que ces institutions, dont ils ne partageront plus les bénéfices, ils essaieront de les renverser. C’est une considérable portion de la sagesse de savoir jusqu’à quel point on peut tolérer ce qui est mal, de ne pas tendre à une pureté imaginaire et impossible, afin que les vieux abus, ardens à se cacher, et persévérans dans leur vivace existence, ne créent pas des abus nouveaux, comme autant de voiles propices. Certes, il serait désirable que personne ne fût corrompu, et que l’influence de la couronne s’annulât ; mais est-ce possible ? Non. Eh bien ! de tous les modes d’influence qu’un gouvernement peut exercer, la moins déshonorante pour celui qui la subit, la moins dangereuse pour l’état, c’est une fonction publique obtenue et remplie. Je ne détruirais pas, moi, une influence qui s’exerce au grand jour, sous le soleil, pour le service public, sachant bien que je ne puis abolir les contrats secrets, brigues, corruptions journalières, transactions clandestines, fraudes cachées, et ces mille moyens dont une administration use quand elle veut. L’équilibre de notre constitution anglaise a quelque chose de délicat, que le plus léger déplacement peut détruire ; c’est matière difficile et périlleuse de toucher le moins du monde à cette machine compliquée. S’agit-il d’une réforme fondamentale, vous trouverez l’homme sage, lent à se décider ; l’homme prudent, à entreprendre, et l’homme honnête, à promettre. »

On voit quelle est la position prise par Burke. Il ne la quittera plus. Champion des grandes familles whigs et non du trône, de la liberté pondérée par l’aristocratie et non du peuple, il pourra, selon l’occasion et la nécessité, faire pencher la balance de son éloquence vers les intérêts populaires ou vers la prérogative ; mais c’est au centre même de la constitution de Guillaume III, de la révolution accomplie par les seigneurs, et dans le sein des principes de 1688, essentiellement aristocratiques, qu’il puise sa force. Il y voit l’idéal de toute politique, le règne des sagacités, des capacités et des races. La consécration du passé le lui rend vénérable ; il en aime la stabilité et la gravité ; la reconnaissance l’y attache. Il ne s’aperçoit pas que les années qui s’écoulent marchent contre ces mêmes doctrines, que bientôt les whigs de 1688 seront impuissans à sauver l’état.

A trente-quatre milles de Londres, dans une des provinces les plus pittoresques et les plus accidentées de l’Angleterre, dans le Buckinghamshire, non loin du château de Windsor, se trouvait une petite ferme que le poète Waller avait habitée, et où il avait écrit les plus tendres et les plus mélodieux de ses vers. A quelque distance s’élevait une maison de briques d’un goût d’architecture simple et sévère, vaste cependant et d’une distribution commode ; six cents acres de bois, de pâturages et de terres labourables complétaient ce domaine, que l’on appelait les Grégories[9], et qui, sans atteindre les proportions d’une terre seigneuriale, réunissait les avantages d’une propriété de rapport et d’un domaine d’agrément. Le marquis de Rockingham en fit l’acquisition, et offrit ce cadeau à son défenseur, à son athlète, au fidèle Burke. Ce dernier y passa le reste de sa vie en quaker et en paysan plutôt qu’en homme de lettres ; on le voyait, dès le lever du soleil, les lunettes sur le nez, et de l’air d’un pédagogue de village, parcourir ses futaies, faire aménager ses bois, tracer les sillons, visiter les étables, construire des serres et cultiver le froment, l’avoine et les pommes de terre. Il consultait souvent sur ses procédés d’agriculture le célèbre agronome Arthur Young, et un jour il lui écrivit au milieu des plus vives préoccupations de la politique et du procès d’Hastings : « J’ai tué un bien gros porc, que j’ai engraissé de pommes de terre. Il est magnifique. » - On affirme que l’auteur des Considérations sur la Révolution française était un agriculteur assez habile. Cependant Rockingham ne remontait pas au pouvoir. L’Amérique s’était insurgée ; North, qui la traitait avec insolence et dureté, restait ministre. Cette question des colonies, cheval de bataille de l’opposition, question qui paraissait si importante au ministère et au parti whig, préoccupait médiocrement la nation. Le docteur Franklin était venu solliciter, en 1770, l’appui de Burke, que New-York choisit pour son agent ; ce dernier réclama avec une éloquence foudroyante la destruction des monopoles du timbre et du thé, et intéressa l’Europe entière en faveur de ces puritains qui savaient leur force et les ressources de leurs immenses solitudes. La colonisation les avait aguerris, les épreuves les avaient endurcis, et ils voulaient secouer le joug.

« Vous perdez un empire, disait Burke aux communes, et plus vous menacez, plus vous êtes ridicules. Il est ridicule, vous dis-je, de brandir votre tonnerre contre ce géant de l’Amérique révoltée, pour venir vous courber, huit jours après, devant les assemblées coloniales que vous prétendez mépriser. Ces Américains sont vos enfans, dites-vous ? Et quand ils vous demandent du pain, que leur jetez-vous ? Une pierre. — Vos raisonnemens sur vos droits et vos argumentations métaphysiques vous ruinent. Consultez la raison d’état ; laissez le reste aux écoles. Si votre imprudence, votre folie, votre malheur, vous font chercher de vains sophismes, de subtiles déductions, et empoisonner ainsi la source du gouvernement ; si vous parlez aux insurgés de souveraine puissance et d’autorité indélébile, vous les engagerez à en rechercher l’origine et à mettre en question cette autorité même. Le sanglier poursuivi à outrance se retourne et tue le chasseur. »

« Quel homme avons-nous là ? » s’écria lord Townshend.

L’Amérique n’obtint pas justice, le parlement fut dissous, North conserva le pouvoir, et le bourg de Malton élut Edmond Burke. Cependant Bristol, grande cité marchande, dont le commerce devenait de plus en plus important, voulut conquérir un tel défenseur, et lui envoya une députation qui, traversant l’Yorkshire, le trouva dans Malton même, d’où elle le ramena en triomphe à Bristol. Un commerçant nommé Cruger, fort riche, allait, du haut des hustings, haranguer le peuple assemblé ; il céda la place à Burke, qui, tout poudreux du voyage commença par remercier ceux qui avaient pensé a lui. Puis, s’élevant aux considérations les plus hautes de la philosophie politique, et toujours attentif à se séparer du parti populaire et des whigs extrêmes, il attaqua la théorie essentiellement démocratique du mandat impératif.


« Ne vous attendez pas, leur dit-il, à ce que je prenne envers vous des engagemens formels. Un représentant doit vous sacrifier repos, plaisirs, jouissances ; il ne doit immoler ni à vous, ni à aucun homme, ni à aucune classe d’hommes, son opinion, sa conscience, son ame. Dieu lui demandera compte du dépôt. Votre représentant vous doit non-seulement son activité, mais sa pensée propre ; il vous trahit au lieu de vous servir, s’il la sacrifie à votre opinion. Le gouvernement est-il une affaire de volonté ou de caprice ? . Non, c’est une affaire de raison, de jugement, de choix et de sagesse. Y a-t-il une sagesse possible quand la décision précède la discussion ? Ici l’on va conclure et statuer ; là-bas on va exécuter ! Ceux qui formulent la sentence sont à trois cents lieues de ceux qui écoutent l’argumentation ! Cela est absurde. Tout mandat impératif, enchaînant d’avance un membre des communes et lui imposant une obéissance aveugle, est contraire aux lois du royaume. Nous ne connaissons rien de tel en Angleterre. C’est une erreur fondamentale, née d’une interprétation fausse de toute notre constitution. Le parlement n’est pas un congrès d’ambassadeurs envoyés par différens états avec des intérêts hostiles, que chacun des agens doit défendre contre tous les autres ; c’est l’assemblée délibérante d’une seule nation, s’occupant d’un seul intérêt, celui de la communauté. Vous choisissez un membre, il est à vous ; mais, une fois choisi, ce n’est plus le membre pour Bristol, c’est le membre du parlement. »


Ainsi les communes étaient, pour Burke, non pas l’assemblée populaire composée de délégués chargés de défendre les intérêts divers de la communauté britannique, mais un sénat souverain de l’aristocratie bourgeoise, chargé de fabriquer les lois, soumises ensuite à la sanction des pairs formant le sénat féodal. On ne peut imaginer de système plus hostile à la fois à la démocratie et la monarchie pures. Telle a toujours été l’opinion de Burke, qui, en 1780, ayant reçu des instructions spéciales et ne les ayant pas remplies, disait à ses commettans :


« Je n’ai point obéi à vos instructions ; j’ai suivi celles de la vérité et de la justice ; j’ai soutenu vos intérêts contre vos opinions avec une constance dont je suis fier. Un représentant digne de vous doit agir ainsi. Je dois consulter votre jugement sans doute, mais surtout je dois me demander si, dans cinq années, vous et moi nous penserons sans regret et sans remords à la résolution prise aujourd’hui. Fallait-il me guider sur l’étincelle du moment ? En me choisissant, vous avez voulu placer une base solide qui étayât l’empire, et non mettre une girouette sur le toit de l’édifice ; instrument qu’on élève pour sa mobile souplesse, instrument semblable à ce député ductile, indicateur complaisant des caprices de la foule et des rhumbs du vent populaire ! »


En 1775, ces opinions de 1688 étaient encore sinon populaires, du moins soutenables. Le candidat de Bristol, le commerçant Cruger, après le discours de Burke, dit au peuple : La précédente éloquence est de première qualité. Ditto I ditto ! ditto ! »

Burke fut élu. Aux communes, il continua sa campagne contre North en faveur du cabinet Rockingham. Le point d’attaque était bien choisi pour battre en brèche le ministre et la prérogative, tout en se conciliant les diverses nuances des whigs. Il n’y avait pas d’ami de la liberté qui ne dût applaudir à la défense de l’Amérique opprimée, à la vigueur infatigable et à la puissance d’éloquence avec lesquelles Burke servait la liberté des colonies. En fait de prudence comme de moralité, il avait raison. C’était une nation devenue virile et qu’il fallait émanciper de bonne grace, si l’on ne voulait pas qu’elle brisât sa tutelle. D’ailleurs, il ne conseillait pas l’abandon des colonies par la métropole, mais leur émancipation progressive, ni une concession honteuse, mais une paix honorable et généreuse. Jamais sa parole, qui devint trop magnifique ensuite, ne fut plus saine, plus sobre, plus majestueuse que pendant cette belle époque de sa vie. Ses discours sur la paix avec l’Amérique comptent entre les plus beaux monumens de l’éloquence moderne, et se distinguent par l’énergie, la concentration du style, surtout par une sagacité de prévision extraordinaire. Dans les passages que nous extrayons, il prophétise l’émancipation définitive des États-Unis, la naissance de la fédération américaine, et, par un effort de pénétration plus digne encore de remarque, la scission des états du nord et des états du sud.

« Je crois peu, dit-il, aux gouvernemens sur le papier. Les plans d’une politique isolée de l’exécution ne produisent que désastres. Saisissez l’occasion, c’est le grand instrument de la politique ; saisissez-la pour faire le bien, selon la teneur de vos intérêts. N’allez pas demander le succès à des théories, ni le bien-être à des dilemmes ; agissez selon la probité et selon la situation des choses. Aujourd’hui vous avez toutes les raisons pour faire la paix, pour la faire franchement et sans arrière-pensée. Mille lieues de mer vous séparent de vos ennemis. Quelle action exercerez-vous sur eux ? Entre l’ordre et l’exécution, les mois se passent, l’Océan gronde ; il ne faut qu’un accident, une explication mal donnée, un ordre mal compris, pour détruire votre pouvoir. Vous avez des vaisseau qui, les ailes déployées, ministres rapides de vengeance, vont la porter aux limites du monde ; mais Dieu existe aussi, et, se plaçant entre vous et les objets de votre colère, il dit : « Vous n’irez pas plus loin ! Qui donc êtes-vous pour vous insurger contre la nature, et ronger insolemment le frein de bronze de la nécessité ? »

« — Vous avez affaire à une nation litigieuse, habituée à la chicane, discutant tout, nation d’avocats ; abeunt studia in mores. Cette étude aiguise l’esprit, le rend prompt à l’attaque, armé pour la défense, préparé à l’enquête et qui fait aimer le combat des idées. Un tel peuple n’attend pas qu’il se sente blessé pour se révolter contre le principe qui le blesse ; il va chercher ce principe à sa source, et c’est là qu’il veut l’étouffer. Habitué à remonter des conséquences aux prémisses, son instinct l’avertit du danger lointain ; il flaire la tyrannie, il se met à la piste des abus, et cette recherche qui l’amuse n’est jamais vaine…

« L’esprit de liberté, très vif dans lest états du nord, l’est davantage encore dans les états du sud. La Caroline et la Virginie sont remplies d’esclaves, et la possession des esclaves donne toujours au maître un orgueil féroce qui lui rend son indépendance plus chère.

« Pour ces hommes, la liberté n’est pas seulement un, droit, c’est un privilège ; elle constitue en leur faveur une aristocratie. Ils ne connaissent pas comme nous la liberté pauvreteuse, la liberté en haillons, souffrante, abjecte, la liberté esclave de ses vices et du besoin, mais la liberté-reine, la liberté impérieuse et obéie. Ce ne sont pas de grands moralistes que les planteurs, et je ne prétends pas leur faire honneur de cette passion de l’indépendance, orgueil plutôt que vertu ; mais la nature humaine est faite ainsi : vous ne l’abolirez pas. Les Américains du sud, propriétaires d’esclaves, tiennent à leur apanage plus qu’à la vie. C’était le fait des anciennes républiques, de vos ancêtres les Goths, des Polonais modernes. Tels seront toujours ceux qui ceux qui commandent sans obéir ; chez eux, la hauteur de domination se combinant avec le génie de la liberté, ce mélange les fait invincibles. »


Un des membres des communes, Johnston, s’écria : « Grace à Dieu, la galerie était vide. Si le peuple eût entendu ce discours, l’émeute courrait maintenant les rues, et la maison des ministres serait en feu. » « Je regrette, dit le colonel Barré, que personne n’ait pris des notes : on les placarderait à la porte de toutes les églises ! » Sir George Saville écrivait à l’un de ses amis : « Qui n’a pas entendu Burke ce jour-là ne connaît pas le plus éclatant triomphe que l’éloquence humaine puisse remporter. »

Ce triomphe d’admiration et d’enthousiasme n’agissait pas sur les faits : rien n’était gagné. Il fallait encore savoir si l’indépendance de la colonie réaliserait les terribles prophéties de Burke, et renverserait le ministère, si le parti de Rockingham lui succéderait, et si l’on parviendrait à faire dominer en définitive les doctrines aristocratiques du whiggisme de 1688.

North apprend que les troupes anglaises ont été battues près d’York-Town, « ouvre les bras comme un homme qui reçoit le coup mortel (dit un contemporain), et, se promenant dans sa chambre, s’écrie à plusieurs reprises : — Tout est fini ! » Pour lui, tout était fini. Le même jour, il donne à dîner à quelques amis ; un message du roi lui est apporté ; il le lit et garde le silence. La conversation tombe sur le ministre Maurepas, alors fort malade et près de mourir. « Si j’étais ministre de Louis XV, dit un des convives, je voudrais connaître avant de partir le dénouement de la guerre d’Amérique » - « Ce dénouement est connu, répond North très froidement, et M. de Maurepas a le plaisir d’en être instruit. » Puis il donne lecture de la lettre du roi, qui raconte brièvement le désastre de l’armée, et, fidèle à l’entêtement de son caractère, promet à North de le soutenir encore, ce qui était impossible. Le 20 mars 1782, tous les bancs ministériels dégarnis le forcèrent de livrer les portefeuilles au marquis de Rockingham, à lord Shelburne, à Fox, à Burke, qui fut payeur-général, et à leurs amis. North n’avait prévenu aucun de ses adhérens. Les communes, le voyant debout, paré de son cordon bleu et en habit de cour, poussaient de longues clameurs, et le ministre eut peine à se faire entendre ; enfin, profitant d’un intervalle de silence, il annonça la dissolution du cabinet et l’ajournement de la chambre. La pluie tombait ; la plupart des membres, croyant assister à un long débat, n’avaient point donné ordre à leurs voitures de venir les prendre. Ils se pressaient tous sous le péristyle, pendant que North, montant dans la sienne, souriait à ses amis comme à ses ennemis, et leur disait en les saluant : « Bonsoir, messieurs ! j’ai ma voiture ; on gagne quelque chose à être dans le secret. » Cette administration, qui avait ému tant de colères, se terminait par un persiflage.

Les intentions les meilleures, les résolutions les plus droites, animaient le ministère nouveau, qui n’eut le temps de mettre aucun de ses plans à exécution. Quelques mois plus tard, la mort frappait le marquis de Rockingham, auquel succéda le spirituel et indécis lord Shelburne. Burke, redoutant ce caractère, donna sa démission.

Ici se termine la première lutte qu’il ait soutenue, la première époque de sa vie politique, occupée tout entière par la brillante et inutile défense des colonies américaines. Sa seconde campagne, qu’il regardait comme le plus glorieux combat de sa vie, consacrée à la défense des rajahs de l’Inde opprimés par Warren Hastings, est encore dominée par le même sentiment des intérêts de l’humanité, et l’on peut juger maintenant, d’après la correspondance posthume et secrète qui vient d’être publiée, de sa persévérance invincible, de sa moralité austère, de l’enthousiasme religieux et de la vertu désintéressée dont il ne s’écarta pas. Tantôt les Irlandais catholiques lui envoient 22,000 francs comme marque de reconnaissance pour les services rendus par lui à leur communion et à leur pays ; il les leur renvoie en les priant d’employer cette somme à fonder des écoles pour les jeunes catholiques irlandais[10], qui apprendront ainsi à servir leur patrie ou à la sauver. Tantôt un de ses vieux amis, qui sait que Burke n’est pas riche, le prie d’accepter un legs considérable, comme preuve d’admiration et de sympathie ; Burke le remercie par une lettre, chef-d’œuvre de grace et de bon goût dans le refus. Devenu pay-master, trésorier de la guerre sous le second ministère Rockingham, et maître d’émolumens qui eussent suffi à trois fortunes comme celle à laquelle sa situation et son rang pouvaient prétendre, il porte la hache dans ces émolumens même, commence par son propre sacrifice, se dépouille de 200,000 francs de revenu annuel, et fraie ainsi la voie ce grand bill de réforme économique trois fois présenté par lui, trois fois rejeté par les fonctionnaires et les salariés qu’il appauvrissait au profit du trésor. Un soir, il est troublé dans son cabinet par une grande lueur qui vient tomber sur sa table et par des hurlemens qui retentissent au dehors : c’est l’émeute de lord Gordon, une tourbe enragée qui vient de brûler la maison d’un ministre, et qui menace de brûler celles de tous les membres du cabinet ou défenseurs du ministère. Burke descend dans la rue, se mêle aux groupes populaires, y reconnaît bien moins de haine que de turbulence oisive, comme il arrive toujours ; il se met à causer, dit qu’il est Edmond Burke, le membre des communes, l’ami de Rockingham, se livre à ces gens qui ont des torches à la main et des couteaux à la ceinture, discute avec eux, combat leurs griefs, et rentre chez lui, parfaitement tranquille, pour consoler et calmer sa femme, qui mettait déjà de côté ce qu’elle avait de précieux, et regardait sa maison comme détruite[11]. Ce tissu de faits généreux et nobles sert de fond, dans la vie de Burke, à une éloquence splendide et à des labeurs persévérans. Je ne crois pas que cet élève des quakers ait négligé une occasion de bienfaisance. Un soir que la séance du parlement s’était prolongée fort tard, il trouva chez lui un rouleau de papier et une lettre ; le rouleau contenait le manuscrit d’un poème bizarre, et la lettre venait d’un apothicaire ruiné. Burke, avec cette conscience qu’il portait dans tout, examina les vers et la prose, et, devinant un écrivain original et un esprit distingué, fit venir cet homme, et le pria de lui raconter son histoire. Notre poète avait, deux jours auparavant, fermé sa boutique, et traversé Londres sans un écu dans sa poche, ne sachant trop s’il n’en finirait pas avec la vie, dont il n’avait point à se louer ; la nuit tombée, il s’était trouvé sur le pont de Westminster, non loin de la chapelle de Saint-Étienne et de la chambre des communes. Comme il prêtait l’oreille au cri lointain des vendeurs de journaux et au bruit sombre des vagues qui se poussaient sous les arches funèbres, où tant de cadavre de suicidés ont roulé, il s’approcha du parapet. C’était une imagination triste et amère qui se plaisait à de tels spectacles que celle du promeneur nocturne ; il avait dans sa poche un poème satirique sur les mœurs des classes qu’il avait pratiquées et connues. Dans cet instant, le nom d’Edmond Burke, l’honneur de l’Angleterre, hurlé par un crieur, vint frapper son oreille, et l’idée de recourir à cet homme célèbre naquit dans son esprit. Il se hâta de porter son manuscrit chez Burke avec une lettre fort simple. Recommandé par ce dernier au duc de Rutland, pourvu d’une petite pension, et plus tard d’un petit bénéfice, quand il se fut consacré à la vie ecclésiastique, Crabbe, c’était son nom, fut sauvé par Burke, devint l’ami de Walter Scott, et put développer un talent que la célébrité couronna bientôt.

Vers cette époque, Burke écrivait à l’un de ses amis : « Je déteste nos mœurs modernes et cette fumée de Londres, et toutes nos habitudes mesquines[12] » ! Que vous êtres heureux de vous asseoir, à Rome, sous l’ombre du Colysée et des grandes vertus antiques ! » Cet enthousiasme moral et cette ardeur d’imagination, qui l’avaient porté à s’armer pour la défense d’un monde nouveau, l’Amérique, l’entraînèrent vers le vieux monde oriental, opprimé et asservi, qu’il entreprit de venger. Déjà plusieurs circonstances avaient appelé sur les affaires de l’Inde l’attention de Burke. A peine Clive, habile aventurier dont la ruse et la violence préparèrent la domination anglaise dans la péninsule, avait-il ouvert à la compagnie des Indes cette vaste source de richesses, que les ministères de Bute, de North et de Chatham tentèrent de détourner au profit de l’état une partie de ces trésors. Burke, membre de l’opposition, les combattit, et eut ainsi l’occasion d’étudier la portion la plus compliquée et la plus obscure de l’administration et de l’histoire britanniques. Peu de temps après, son cousin William Burke, homme d’esprit, ruiné par des habitudes de dissipation, reçut la mission de porter des dépêches du gouvernement à lord Pigot, gouverneur de Madras, qu’il ne trouva plus vivant. William se hâta de revenir à titre d’agent particulier du rajah de Tanjore, puis retourna dans l’Inde, en 1779, comme payeur-général de l’armée. Ce fut lui qui dépeignit à son cousin les horribles exactions dont la péninsule était le théâtre, qui se chargea de faire parvenir à son oreille les cris de ces anciens rois dépossédés et réduits à l’aumône, qui fit monter jusqu’à l’Angleterre cette odeur de sang et de pillage, cette clameur de famine et de souffrance qui s’élevaient sous les pas des usurpateurs commerciaux. L’ame de Burke fut émue dans ses profondeurs, et son ardente imagination s’embrasa de fureur. Ce fut bien pis lorsque deux Indiens, envoyés par Ragganaut, furent rencontrés par Burke dans les rues de Londres, tremblans de froid, objets de railleries et d’une pitié dédaigneuse. Il les recueillit dans sa maison champêtre de Beaconsfield, leur donna pour logement une serre qu’il fit meubler tout exprès pour eux, selon la mode de leur pays[13], et jura de venger sur Warren Hastings l’humanité, la morale et la justice.

Warren Hastings, fils d’un obscur ecclésiastique protestant et longtemps pauvre commis de la compagnie des Indes, versé dans les langues orientales, qu’il avait apprises seul, homme d’exécution, de résultat et de succès, remarquable par la force du caractère, la suite des plans et une extrême finesse ; avait servi la compagnie des Indes par des crimes ; c’était servir l’Angleterre. Qu’est-ce donc que cette compagnie, sinon l’instrument principal de la conquête et du commerce anglais ? et l’Angleterre sans commerce, que peut-elle être ? Rien. Écartons donc tous les sophismes. Oui, Hastings était l’homme de l’Angleterre, et il l’était trop ; l’Angleterre a eu honte de cet agent trop dévoué, de ce bourreau trop sanguinaire, de ce financier trop habile à l’enrichir. Burke a élevé la voix en faveur de l’humanité blessée ; il y était sollicité non-seulement par le sentiment de l’équité, mais par des antécédens assez peu connus et des rancunes de famille, légitimes d’ailleurs et honorables. William Burke, son cousin, avait été fort maltraité par Hastings. « Mon pauvre parent, lui dit Edmond[14], les horribles persécutions que vous avez subies appellent la vengeance. » William Jones, le doux et aimable orientaliste, avait, dans ses conversations, accru la haine de Burke contre le Gengiskan du commerce anglais. Enfin, les deux envoyés du nabab Ragganaut, accueillis dans sa maison, augmentèrent son goût pour les mœurs affables et les habitudes sévères et courtoises de leur pays.

Ce fut lui qui anima tous ses amis au combat dont le résultat devait être la chute du ministère nouveau, on l’espérait du moins. On n’y réussit pas. Le procès d’Hastings fut un long spectacle, et voilà tout. L’Angleterre y assista sans l’approuver complètement. Burke, Fox, Sheridan, toute l’opposition, en dirigeant contre ce spoliateur leurs forces réunies, encourageaient-ils donc l’Angleterre à l’ingratitude ? Non ; Hastings mis en cause n’offre pas un exemple de l’ingratitude des nations, mais de leurs remords. La vieillesse de cet homme n’a pas été aussi misérable qu’on l’affirme, et, pour un agent parti de si bas, arrivé si haut, ce n’est pas une petite destinée de conquérir des royaumes, de lutter contre Burke, et d’avoir encore, après sept ans de procès, de l’influence et des partisans. L’Angleterre, qui s’est effrayée de lui, en avait certes le droit ; il avait enrichi sa patrie, mais à quel prix ? Elle devait le lui demander. Hastings était l’instrument sanglant de l’Angleterre. En face de lui, comme ce roi de Shakspeare en face de l’homme qui a interprété son geste et tué l’ennemi du monarque, elle se trouvait à la fois honteuse et satisfaite. « Ah ! je le voulais ! Qui te l’avait dit ? Qui te l’avait demandé ? Qui t’avait permis d’interpréter mes desirs et de lire dans ma pensée ? L’ordre du meurtre, le signal, te l’ai-je donné ? C’est donc ainsi qu’il t’a plu de traduire un coup d’œil, un clignement, un pli de mon front ! Malheureux rois, malheureux peuples ! d’avoir près de vous des interprètes si habiles ! »

De 1783 a 1792, la vie du moraliste politique est envahie par cette grande cause qui ne fait point avancer d’un seul pas les affaires, et qui ne renverse pas même le ministère nouveau du jeune Pitt. Ces deux incidens gigantesques, la révolte des États-Unis et le procès d’Hastings sont aujourd’hui tombés en cendres ; il n’en reste que l’éloquence de Burke, mais quelle éloquence ! Le premier jour où Warren Hastings, sous les voûtes de Westminster, entendit Burke ouvrir l’accusation, il écrivit à l’un de ses amis : « Pendant la première demi-heure, je restai stupéfait, bouche béante, et l’œil fixé sur l’orateur, me demandant si je n’étais pas un monstre ; je croyais rêver. Enfin, je descendis au fond de ma conscience, et je me trouvai absous. » La conscience de l’homme politique et celle du casuiste ont bien des replis et des détours.

Les discours de Burke contre Warren Hastings et ses travaux parlementaires sur les affaires de l’Inde, qui ne remplissent pas moins de deux volumes in-octavo, ont été fort admirés. Ils nous semblent porter les marques, non d’un progrès, mais d’une première tache annonçant la future décadence ; c’est là que se trahissent pour la première fois les excès de ce grand talent, les métaphores outrées, l’énergie poussée jusqu’à la violence, la colère jusqu’à la fureur, la pompe jusqu’à l’abus des décorations. Mais aussi que de ressources ! quelle rapidité et quelle variété ! Quel inépuisable torrent de raisonnemens et d’images accumulés en faveur du droit et de la justice ! Dans son ardeur, il ne ménage rien, pas même les préjugés commerciaux de ses concitoyens. L’ironie, le sarcasme, le mépris, tombent à flots amers sur ces conquérans du négoce.


« Commis de magasin, s’écrie-t-il, qui se mettent sans façon à la place des monarques ! banqueroutiers frauduleux qui escamotent des diadèmes, vendent à faux poids les trônes dont ils trafiquent, négocient les peuplades pour en garder l’escompte ; escrocs de la tyrannie, dont ils n’ont que la cruauté, non le courage ; insectes dévastateurs, plus funestes que le lion et le tigre !

« Apprenez donc que c’est peu de chose de conquérir ! Tout le monde peut voler : l’honneur est de conserver, de civiliser, de gouverner, d’administrer les nations soumises. Voyons, sortons un peu de cette gloire vulgaire que le fléau de Dieu partageait avec nous. Osons nous examiner. Que la purification de nos erreurs, que l’eau lustrale jetée sur nos crimes, qu’un pouvoir exagéré réduit à de justes proportions, nous confèrent une gloire réservée à nous seuls ! L’année 1756 fera époque, messieurs ; elle a vu l’une des races du nord jeter au cœur de l’Asie des mœurs nouvelles, de nouvelles doctrines, de nouvelles institutions. Relèverons-nous l’Asie déchue, ou la dépouillerons-nous lâchement lorsqu’elle est gisante ? Choisissez !

« Il vous faut, dites-vous, un pouvoir arbitraire ? L’Inde y est accoutumée ? Et où le prendra-t-on pour vous le donner, ce pouvoir ? et qui vous le donnera ? La compagnie ? Elle ne l’a pas. Le roi ? Il ne l’a pas. Vous-mêmes ? Vous ne l’avez pas. En Angleterre, il n’appartient à personne. Selon la loi de Dieu, il n’y a, pour nul d’entre nous, exercice libre d’une volonté souveraine et d’une complète indépendance. Parce que l’Inde a été mille fois dépeuplée, décimée, ravagée, vous croyez avoir le droit, dites-vous, de la ravager, de la décimer, de la dépeupler ! Vous osez réduire en code et en principe les fraudes, les tyrannies, les violences de ces bandits, de ces misérables qui l’ont couverte de larmes et de cendres ! vous consolidez cette masse d’absurdités et de crimes pour en faire la charte de l’Inde ! Mais les conquérans tartares eux-mêmes, ces hommes inexorables, vénéraient la justice et s’agenouillaient devant l’équité ! Le livre des Dix principes de Gengiskan, les Institutes que Tamerlan a rédigés, prouvent qu’ils avaient foi dans la morale universelle, qu’ils se croyaient obligés à étancher pendant la paix les blessures de la conquête : plus miséricordieux dans leur barbarie, plus philosophes dans leur guerrière ignorance que vous, agens paisibles de quelques maisons de négoce, élevés sous le comptoir, enfans civilisés du trafic, devenus les plus impérieux des despotes et les plus impitoyables des maîtres ! Votre corruption trouve aussi des excuses : vous dites que l’Inde a fait de l’exaction une coutume, du péculat une loi ! C’est dites-vous, une coutume reçue d’accepter un cadeau quand on rend visite aux princes ! 200 livres sterling par jour comme droit de visite ! mais savez-vous que ce sont 73,000 livres sterling par an ? »


L’Angleterre ébranlée, les ames émues, la morale vengée, l’Europe retentissante, le plus obstiné labeur, la plus haute éloquence, ne renversèrent ni Hastings, acquitté solennellement, ni ses défenseur, debout et insolens sur les millions que l’inde dépeuplée leur avait fournis. Le hasardeux et magnanime Fox était devenu chef de l’opposition, qu’il faisait agir et mouvoir à son gré. Le jeune William Pitt tenait le pouvoir ; il avait paisiblement éludé le danger, en livrant Hastings, « s’il était coupable, » à la vindicte des lois. A sa moralité sévère, Burke gagnait l’estime et la gloire : c’était tout. Les hommes ont trop de faiblesses, nous ne voulons pas dire trop de vices, pour se laisser aisément mener par tant de vertu. Le quaker des communes put s’en apercevoir. Ses commettans de Bristol lui devinrent un beau jour infidèle, parce qu’il avait préféré l’équité à leurs intérêts ; Franklin le mena comme il voulut dans l’affaire des colonies ; dans celle de la régence, Burke fut aussi peu consulté du Sardanapale de Carlton-House que de l’idiot de Buckingham-Palace, le prince de Galles n’avait pas de goût pour son puritanisme grandiose, et le vieux roi ne désirait point rapprocher de lui le whig de 1688. Je doute aussi que ses éloquentes paroles contre les extorsions de Hastings aient plu à la compagnie des Indes, et que les fonctionnaires anglais lui aient su un gré infini d’avoir écourté de quelques millions leur prélèvement sur les caisses de l’état. Disons-le bien vite, en passant et sans tirer à conséquence, et tâchons que les dépravés ou les habiles ne profitent pas trop de l’aveu : moraliste, orateur, écrivain supérieur, Burke fut beaucoup dans son époque ; homme d’état, il ne fut rien.

C’est une belle vie après tout, et qui vaut mieux peut-être que la plus opulente ou la plus brillamment couronnée de ces succès politiques, que Burke n’a jamais remportés. Autour de lui se groupent tous les hommes purs, sincères, honnêtes. Les amis du fermier de Beaconsfield sont le savant William Jones, cet homme d’esprit qui a voulu être orientaliste ; Wilberforce, qui aimait l’humanité avec passion ; le délicat et doux Romilly ; Joshua Reynolds, grand coloriste, esprit naïf et vif ; Barry, le peintre ; Crabbe, qui devait à Burke la vie et la gloire. Ces souvenirs forment une couronne lumineuse autour de la tête de Burke. Les études solitaires de sa jeunesse et la longue virginité de cette ame austère avaient préparé la maturité féconde du philosophe.

Il y avait certes un peu de lassitude et de découragement dans l’ame de Burke, lorsque la révolution française s’annonça. Il avait marché de désappointement en désappointement ; le whiggisme de 1688 perdait à chaque pas du terrain ; ses succès d’orateur n’avaient ni maintenu le pouvoir dans les mains de ses amis, ni foudroyé Hastings, qui, amnistié par ses juges, nommé par le roi membre de son conseil, allait s’ensevelir avec une pension du trésor dans son château de Worcestershire. Et maintenant l’utopie républicaine lève la tête en France ; elle menace de détruire et d’effacer de l’Europe ces grandes familles, ou, comme il le disait lui-même dès 1760, « ces grands chênes protecteurs, dont l’ombre couvre le sol et l’embellit en le fertilisant ! » L’Angleterre ne manquait pas d’élémens démocratiques. Allait-elle suivre l’exemple de la France ? Tout était-il perdu à jamais ? Devait-il renoncer à toutes ses espérances et condamner, comme des chimères, les théories de sa vie entière ?

Lord Brougham dit avec justesse que la haine de Burke contre la révolution fut une frénésie. Dans le quatrième volume de cette correspondance, on la voit s’élever par degrés jusqu’aux derniers paroxismes. En vain Francis, homme d’esprit et de portée, dans une lettre des plus remarquables, lui indique-t-il les vieilles plaies de la France[15] et lui démontre-t-il que ce « message mal réglé, » comme le disait un prévôt des marchands de 1666, ne pouvait finir autrement. « Vous détestez les violences ? lui dit-il, et moi aussi. Les commotions sont effroyables ; mais quand le repos et la santé ne peuvent s’acheter qu’au prix de l’orage ? Est-ce que Dieu n’a pas ordonné ou permis à la foudre de troubler le monde, afin de purifier les élémens ? » Francis, homme supérieur acceptait le renouvellement des empires, dont Burke ne comprenait que la stabilité. De ces deux élémens qui concourent à la vie sociale, mobilité et permanence, chacun d’eux avait choisi celui qui convenait à son caractère. Le voyageur et l’homme du monde, Francis, ne pensait pas comme le solitaire, le cultivateur et l’homme de lettres de Beaconsfleld.

Dans son implacable haine de l’injuste, dans son amour du passé et de la loi, Burke n’hésite pas. Il veut que des armées étrangères imposent à la France la paix intérieure. Il pose en principe la nécessité de l’intervention. Il est plus aristocratique que les seigneurs, car il l’est par principe : non qu’il prétende, comme le croit lord Brougham dans d’excellentes pages, ramener la monarchie française à son despotisme antique ; c’est toujours la constitution de 1688 qu’il a en vue, il ne s’en écarte pas. Il stipule d’avance[16] des garanties de liberté constitutionnelle ; il lui faut une charte, deux chambres, une noblesse héréditaire, les grandes familles au pouvoir. Il voudrait que l’inviolable respect de la propriété, celui des titres, des familles, des races, fût la base universelle du code social, en France comme en Angleterre. Il s’irrite de voir que la révolution de 1688 est à jamais dépassée, que c’est à la féodalité surtout que l’on s’attaque, que la démocratie pure, déjà installée en Amérique, s’établit en France, et donne l’exemple à l’Angleterre. Son accent devient furieux jusqu’à la rage, comme celui d’un homme blessé dans sa passion. Aussi, lorsque ses amis et ses collègues de L’opposition, les whigs de nuances diverses, tendirent la main à la révolution française, à cette grande ruine qui menaçait, selon lui, d’écraser l’Angleterre et d’ensevelir l’institution de 1688, quelle fut sa terreur ! Il résolut de briser avec tous ceux qu’il avait aimés, avec Francis, avec Fox, avec Sheridan s’ils ne renonçaient à l’instant même à leur alliance avec l’ennemi public.

Le 9 février 1790 fut pour la chambre des communes un jour mémorable : on venait d’apprendre la révolte républicaine des gardes-françaises. il y avait là un homme assez débraillé, dont le gilet jaune fané, l’habit bleu orné de boutons de métal, la chemise attachée négligemment, annonçaient qu’il sortait de la taverne, et qu’on l’attendait au jeu. Cet homme se nommait Fox ; son nom remuait l’Angleterre et l’Amérique. Sa tête puissante et sympathique, aux traits mâles et arrondis, empreints d’une énergique bonté, aux yeux pleins d’éclairs ou de larmes, couronnés d’épais sourcils, menaçans comme ceux de Jupiter, enfin une vraie tête de tribun, se levait-elle au milieu du parlement, l’assemblée tressaillait ; le murmure, les imprécations, les acclamations, suivaient ses paroles. Près de lui, un petit personnage, souvent endormi, l’œil aviné, étendu sur son banc, élégant et négligé dans son costume, s’éveillait de temps à autre pour lancer une épigramme ; ses amis le tiraient par la basque pour l’empêcher de compromettre leur parti ; il ne se souciait pas de leur colère, et continuait, au milieu des rires, des rappels à l’ordre et des applaudissemens ; puis il se rendormait ou allait boire. C’était Sheridan. Ce soir-là, il ne dormait pas ; la France se chargeait de tenir l’Europe éveillée. Il avait les yeux constamment fixés sur un personnage d’une physionomie lourde et singulière, portant une petite perruque ronde et de petites lunettes rondes, semblable à un pasteur campagnard de l’église anglicane. Ordinairement, quand celui-ci tirait de sa poche un volumineux rouleau de papiers, la plupart des membres sortaient bruyamment pour aller dîner, en disant : « C’est Burke qui fait son discours. » On aimait beaucoup mieux le lire que l’entendre ; il n’avait ni majesté, ni grace ; la monotonie aigu de sa voix blessait l’oreille. Les résumés profonds, les résultats complets, les ardentes hyperboles, étaient sa propriété particulière. Ce jour-là, aucun rouleau n’était dans sa main, et il regardait fixement Pitt, le jeune ministre,mince et svelte, au front proéminent, à l’œil clair et limpide, aux traits aiguisés, à la physionomie d’acier, exprimant la sagacité, le dédain, le calcul, la persévérance. Son sang-froid et son habileté avaient forgé l’éloquence propre à son combat, une éloquence polie, solide, brillante, impénétrable. Sans essayer d’émouvoir, il affectait la simplicité, faisait parler l’utilité, invoquait l’intérêt, dissipait les doutes, réfutait les faits, présentait des preuves, et, lorsqu’il avait amené les esprits dans la sphère de la pure logique, au-delà des passions irritées, il lançait ses flèches, appelait à son aide la dialectique, enlaçait l’ennemi, raillait, s’armait de sarcasme, et devenait à son tour impétueux et inexorable.

Tout le monde faisait silence. Que deviendra le ministère ? comment l’opposition se dessinera-t-elle en face de la révolution française ? Fox se montra digne de son rôle de tribun. Il loua la révolte comme une vengeance de la liberté. L’indignation bouillonnait chez Burke. Il se leva : « Vous prenez l’apparence de la vertu pour la vertu, l’image de la liberté pou la liberté, l’ombre pour le corps, les pratiques pour la foi ! Vous vous livrez aux intrigues, vous vous abandonnez aux sycophantes ; vous êtes dupes et n’êtes pas naïfs ! » - Ensuite, essayant d’imposer silence à son émotion, il continua plus calme :


« Les communes ont entendu ce que l’un des honorables membres de l’opposition a osé dire en faveur de troupes révoltées. C’est un grand danger que de telles opinions prononcées par un tel orateur, armé d’une autorité si haute. Pour moi, je voudrais que ma voix éveillât en faveur des sentimens contraires toutes les généreuses sympathies de mes concitoyens. Oui, c’est avec enthousiasme que je contemple une révolution comme celle de 1688, pleine de respect pour tous les droits, pure de sang, libre de crimes. Dès que vous me montrerez la violence, la rapacité, la cruauté, la perfidie, mes regards se détourneront avec horreur. Le despotisme m’est odieux ; en France comme ici, je l’abhorre. Il y a un despotisme plus hideux que celui des monarques, le despotisme d’une populace sanguinaire, spoliatrice et féroce, chargée de tous les vices de la république et n’ayant pas une de ses vertus. Non, non, cet exemple, ne l’imitons pas ; détestons-le. »


Son regard, sombré et triste, s’était appuyé sur Fox, qui comprit l’adieu touchant et les égards de cet homme sincère, et qui lui répondit avec la même mesure :


« J’ai toujours eu la vénération la plus profonde pour le jugement de mon honorable ami. Ses paroles m’ont tenu lieu d’une instruction plus précieuse que tous les livres. C’est lui qui m’a enseigné l’amour de notre constitution ; r’est à lui que je dois toutes mes connaissances politiques, ou du moins ce qu’elles ont de profond et d’utile. Le discours qu’il vient de prononcer, essor merveilleux d’éloquence, l’une des plus belles preuves de talent que l’on ait données en cette chambre, excite mon admiration et ne m’offre qu’un ou deux raisonnemens que je voulusse combattre. Cependant, quant à l’ensemble du sujet qui nous occupe, mes opinions ne peuvent varier : »


Tant de ménagemens mutuels déplurent à Sheridan et le blessèrent ; plusieurs fois il avait rencontré sur le chemin de ses étourderies et de ses vices la tenue austère de Burke et sa moralité. Il ranima la discussion, en fit une querelle, et jeta l’invective à la tête de Burke :


« C’est un déserteur qui fuit notre bannière. Chargé de nos secrets, maître de tous les plans formés par les amis de l’Angleterre, il tourne le dos à la liberté qu’il a prétendu servir, et l’attaque dans son sanctuaire. Calomniateur de cette liberté, il se met en avant sans provocation, sans prétexte, et livre la guerre à ceux qui se dévouent aux intérêts les plus chers du genre humain »


Burke ne daigna pas même le regarder, et sans engager de nouveau la discussion :


« Le fantôme d’une amitié d’autrefois aurait dû inspirer assez de respect pour que l’on nous épargnât ce langage. J’y suis accoutumé d’ailleurs c’est celui des clubs vulgaires et des sociétés où l’honorable membre a eu récemment le malheur de s’égarer. A l’approbation dangereuse, aux funestes applaudissemens de ses amis nouveaux, il sacrifie ses amis anciens, et ne voit pas que ce qu’il gagne ne vaut point le prix dont il le paie. Dorénavant notre route politique est entièrement distincte.

« J’épuiserai mon dernier souffle et la dernière goutte de mon sang pour la constitution de l’Angleterre ; s’il le faut, je renoncerai à mes plus tendres amitiés ; j’irai m’asseoir parmi mes adversaires les plus acharnés plutôt que de laisser ce poison des opinions nouvelles pénétrer dans ma patrie. »


Burke était sincère, et sa troisième lutte, plus violente et plus effrénée que les deux autres, sa lutte corps à corps avec la révolution française, fut plus amère encore et plus malheureuse. Cet homme si sagace n’a pas compris le vrai nœud de la situation ; cet homme si moral n’a pas reconnu les immoralités expiées par un peuple et un siècle tout entier ; cet homme si passionné n’a pas réfléchi que la passion entrait pour les trois quarts dans les élémens de la révolution française, et les intérêts pour le dernier quart. Il n’a jamais voulu la considérer comme une vengeance ; mais seulement comme un vol. Toujours épris de sa théorie aristocratique des whigs de 1688, il n’a pas vu que cette frêle et misérable machine de la monarchie française s’en allait en pièces disjointes. Plein de l’idée de l’ordre, les hommes qui renversaient l’ordre lui ont apparu comme des bandits, rien de plus. Ses lettres à Mercer et à Francis[17] sont remplies de ces idées de la propriété compromise, de la vie menacée, des citoyens en péril ; quant aux longues rancunes populaires, à leur toute-puissance, quant aux abus du passé, à la difficulté de la situation, à la fièvre populaire, il n’y pense même pas.

On le plaint en lisant le dernier volume de sa correspondance ; il devient le terroriste de l’aristocratie attaquée, et ne parle plus que de mesures sévères et sanglantes. Le sentiment du juste l’égare ; il ne se possède plus. Lorsque le premier sang tombe sur le sable des Tuileries et le pavé des places publiques, lorsque le premier tocsin de la révolte lui présente dans leur horreur les déprédations, les violences, les massacres de l’avenir, il s’écrie que la société européenne est attaquée et qu’il faut la défendre ; que, sans une armée étrangère, rien ne se guérira ; qu’il faut envahir à l’instant, cerner, dompter cette région malade, et lui imposer la guérison ; qu’on ne doit pas laisser l’Europe s’inoculer la fièvre du crime ; que le devoir des princes est d’armer une croisade, et de marcher ensemble à la rescousse du salut public. Quelquefois, comme la prophétesse Cassandre, il est averti des calamités futures par sa terreur même, et dès 1790 il dit à l’Europe : « Vous verrez ce roi constitutionnel périr emporté par un orage ; cette révolution brillante se traîner dans le sang, se terminer par la fatigue et s’assoupir dans le despotisme. Vous verrez un chef de guerre hériter des débris de la liberté. Ces républicains si fiers de leurs droits n’ont pas le sentiment du devoir, et leur création tombera. » Tout s’est accompli. Louis XVI a disparu dans l’orage ; le directoire a succédé à la terreur, et Napoléon a recueilli l’héritage de l’un et de l’autre.

Depuis cette époque, il ne se rendit plus à la chambre des communes que pour continuer ce combat acharné contre les principes démocratiques et y soutenir l’aristocratie de 1688 ; aussi passa-t-il pour tory malgré ses protestations constantes. Justifier ou accuser la cause qu’il a défendue n’est point de notre ressort ; l’expliquer et le peindre est bien assez. La vie politique de l’Angleterre portait en elle le double développement de la conservation et du progrès, de la force qui soutient et de la force qui attaque, et c’était un beau spectacle assurément, c’étaient de magnifiques combats que ceux des communes anglaises à l’époque dont nous parlons. L’avenir et le passé du monde civilisé s’y trouvent. La démocratie s’annonce par la voix de Fox ; l’aristocratie de 1688 est représentée par Burke ; le caprice de l’aventurier politique anime les fantaisies de Sheridan. Celui-ci fait briller sa parole ; Fox effraie et séduit ; le dithyrambe et l’hymne philosophique appartiennent à Burke ; Pitt, moins pressé de briller que de vaincre, abandonne la victoire apparente pour suivre la réalité du succès. Il se fraie un passage à travers les obstacles et les intérêts ; il attend, prévoit, coordonne, et ne se repose que sur le champ de bataille, dont il serait resté le maître, s’il avait vécu quinze années de plus.

Ce ministre ne partageait point les colères de Burke, qui s’indignait de tant de froideur. Les hommes d’expédient et de succès sont froids ; ils soumettent au calcul les chances qu’il s’agit pour eux de dominer. Tel était Robert Walpole, tel aussi le second Pitt, que, dans ce recueil même[18], on a nommé, à bien juste titre, le plus grand ministre dont l’Angleterre puisse se vanter. Celui-là n’avait point de colères ; il les excitait partout, et ne les éprouvait jamais. On ne le vit s’émouvoir ni contre Hastings, qu’il abandonna quand il vit le pouvoir compromis par les actes du proconsul anglais, ni contre les jacobins les plus fervens ; il avait trop de calme et d’élévation dans la pensée pour ne pas comprendre la justification naturelle offerte aux excès même de la révolution française. Dès le premier moment, cet homme pénétrant avait découvert ce qu’elle avait de grand et d’inévitable. D’après un aveu singulier, que rapportent les mémoires de sa nièce lady Stanhope, Payne, Godwin, Priestley, ne lui inspiraient ni dégoût, ni dédain, ni fureur ; seulement, il les combattait il les combattait pour le salut de l’institution anglaise qu’il avait reçue en dépôt. « Payne n’est pas un sot, disait-il à sa nièce, et il a peut-être raison ; mais, si je faisais ce qu’il veut, j’aurais demain trois mille bandits sur les bras, et Londres serait incendié. » - Il a peut-être raison ! c’est tout l’homme pratique. Qu’il ait raison ou non, sauvons l’état !

Burke ne le sauvait pas et pouvait le compromettre. Au lieu d’attendre les évènemens comme Pitt, il jetait l’Angleterre, à la tête de l’armée d’attaque, en face de la France furieuse et vengeresse. Pitt lui semblait de glace pour la défense des intérêts aristocratiques, les mêmes, selon lui, que ceux de la nation. Il accusait d’égoïsme les princes d’Allemagne, qui sortaient difficilement de leur repos et s’engageaient avec peine dans une lutte redoutable. Tout en protégeant les catholiques d’Irlande avec un courage et une énergie soutenus, tout en défendant les Polonais dépouillés de leur nationalité, Burke sonne la trompette de la croisade contre cette révolution, qui, selon lui, renverse les bases du droit commun et ramène l’Europe à la barbarie. Il envoie son fils Richard à Coblentz[19], pour surveiller et animer les mouvemens des émigrés français, rallier leurs intérêts, et les attacher à la cause commune par un indissoluble lien. Déjà il avait publié ses Pensées sur la Révolution française, commentées par Lally-Tolendal, et qui avaient produit en Europe une si vive sensation. Il faut y joindre ses Réflexions sur la paix régicide, sa Lettre à un Membre de l’Assemblée nationale, son Appel aux anciens whigs, sa Lettre au duc de Bedford. Plus les années s’entassent sur sa tête, plus son ardeur belliqueuse augmente, et, dans cet enivrement de colère contre les destructeurs de ses théories, il ne fait part ni des choses ni des hommes ; il juge M. de Lafayette comme Marat, et écrit à son fils : « Soyons alarmistes, semons la terreur. L’Europe est à deux doigts de sa perte[20]. »

Nous ne pouvons regarder les vues de Burke comme justes, ni accepter ses théories comme valables. La révolution de France n’était pas une révolte, bien qu’il l’ait pensé ; l’émancipation des colonies américaines n’était point pour l’Angleterre une perte irréparable, ainsi qu’il l’a cru ; le commerce de l’Inde ne pouvait se passer de conquête et de ruse, comme il l’a imaginé. Honneur cependant à cette liberté qui permet à Romilly, à Wilberforce et à Burke d’évoquer dans les combats actifs de la politique les vérités morales ! On croit voir la Pallas d’Homère planant sur la mêlée et pleurant les misères inévitables des mortels. Il n’a rien dirigé : Pitt se chargea de cette tâche ; le peuple ne l’a pas choisi pour tribun : Fox avait saisi le rôle ; mais, au moment où la nécessité frappait de son marteau d’airain nations et trônes, la voix de Burke s’élevait en l’honneur de la morale éternelle, qui, foulée aux pieds par les passions, semblait périr sur ce champ de bataille sanglant.

Tout entier à l’horreur que lui inspiraient les résultats de ce désastre, aveuglé par la fumée et la poussière, il ne vit pas assez la grande loi d’harmonie universelle qui de ce cataclysme devait faire sortir les nouvelles évolutions de l’humanité ; il se trompa avec scrupule et sincérité. Il avait raison de blâmer la ruine, le sang versé, le trouble des familles ; il avait tort de confondre un tremblement de terre avec l’incendie allumé par des brigands. Son amour de l’ordre social et de la stabilité s’exaltait jusqu’au délire, et il opposait sa faible main au torrent qui emporte les sociétés renouvelées. C’est aussi de cette dernière époque de sa vie que date le dernier excès de son style ; c’est alors qu’il écrit ces phrases où l’accumulation des images, l’incandescence des métaphores et la fureur de l’invective dépassent souvent le but qu’il veut atteindre, et trompent la violence de son effort.

Pendant que l’ébauche de la sainte-alliance était préparée par Burke, et que Richard, son fils, s’entendait à Coblentz avec les princes pour jeter les fondemens d’une coalition contre la France républicaine, Beaconsfield devenait le rendez-vous des émigrés français et le point de ralliement de ceux des whigs de 1688 qui étaient restés fidèles au principe aristocratique. Ils étaient en petit nombre ; l’effet naturel et nécessaire de la révolution française avait été de rapprocher l’aristocratie du trône, le whiggisme du peuple, et de supprimer ou d’éteindre le parti intermédiaire de la liberté aristocratique. Les partis s’étaient dessinés, et la monarchie d’une part, la liberté populaire de l’autre, avaient rangé leurs soldats sous deux bannières ennemies. Le découragement amer qui s’emparait de Burke ne brisait pas sa plume et ne désarmait pas sa colère. Un dernier coup vint le frapper ; il perdit son fils Richard, le confident, l’ami, le soutien de sa vieillesse, et ne fit plus que languir. Après avoir soutenu quelque temps la guerre contre une armée de tribuns populaires, qui voyaient en lui l’athlète odieux du passé et le soutien des abus, il mourut à Beaconsfield, en 1797, l’œil fixé sur le sombre avenir qu’il annonçait à l’Europe, laissant un nom illustre, des écrits admirables et une fortune délabrée.

C’est un fait curieux, que non-seulement Fox, mais Pitt, Sheridan et même Burke, les hommes qui menaient l’Angleterre ou qui la conseillaient dans cette grande époque, ont vécu au milieu des dettes, et sont morts dans le même abîme. Cependant ils ne se ressemblaient guère. Si Sheridan était ivrogne et Fox joueur, Pitt n’avait point de passions, et Burke, rangé comme un quaker, vivait de rien. Aucun d’eux ne fit honneur à ses affaires : Fox mourut insolvable ; le cercueil de Sheridan allait être saisi sans l’intervention de ses amis ; l’état paya les dettes de William Pitt, et celles de Burke, ne purent être acquittées par sa veuve que dix années après sa mort et au moyen des plus continuelles privations. L’homme qui poursuit de nobles intérêts ou de hautes idées, artiste ou philosophe, homme d’état ou écrivain, fait peu d’attention à l’argent. Toute grandeur est désintéressée. Cette absorption le jette en pâture aux petits intérêts actifs qui l’environnent, qui déchirent à l’envi cette proie et la dévorent par lambeaux. La nièce de Pitt fait un tableau hideux de l’intérieur de son oncle sans cesse volé. Ces géans de l’ordre intellectuel sont des enfans que battrait, en fait d’économie personnelle, l’intelligence la plus débile, repliée sur l’égoïsme et concentrée dans les calculs de la vie matérielle.

Tel nous est apparu dans cette volumineuse correspondance le caractère singulier et énigmatique d’Edmond Burke. Telles sont les trois phases de cet écrivain politique et de cet orateur philosophe, si austère dans les principes et si impuissant sur les faits. Sa lutte contre le ministère pour l’Amérique, celle qu’il a soutenue contre Hastings pour les rajahs, contre la révolution française pour l’aristocratie, n’ont obtenu aucun résultat. Sa vie, que l’on s’est habitué à regarder comme ballottée d’incertitudes violentes, est la plus simple du monde, et soumise à un seul mouvement régulateur. Voulant faire triompher le juste, il dédaigne l’expédient. Le vrai est pour lui dans la conservation du passé le juste dans la garantie donné aux intérêts et aux droits ; c’est ainsi qu’il agit uniformément dans ses trois luttes. Il veut que la colonie américaine soit dépendante de la métropole, mais non opprimée ; il veut que le commerce de la Grande-Bretagne avec l’Inde fleurisse, et ne soit pas taché de sang ou souillé des boues de la cupidité ; il veut que l’état social de 1688 subsiste malgré la France de Robespierre. Au fond de la pensée de Burke, on voit un seul idéal qui s’élève et règne, qu’il soit dans l’opposition ou qu’il s’en sépare, qu’il vote avec Fox ou contre Fox, qu’il parle contre les ministres pour l’Amérique, contre Bastings pour l’Hindoustan, contre la France républicaine pour l’aristocratie whig attaquée. De là sa violence exaltée, devenue une maladie et un fanatisme.

Les éditeurs, dans la préface de cette correspondance, rapportent que plusieurs biographes ont successivement essayé d’écrire la vie politique de Burke, et se sont désistés. En effet, celle de M. Prior est bien incomplète, et la difficulté étant dans le fond, non dans la forme, il faut, pour la vaincre, aborder et étreindre avec audace l’éternelle question de Machiavel. Y a-t-il un absolu en politique ? Et la poursuite du succès s’accorde-t-elle avec la recherche du bien ? Machiavel l’a résolue négativement. Les hommes politiques de son école ne s’embarrassent guère de vertu et de vice ; ils les acceptent et s’en servent indifféremment pourvu que le succès couronne l’un ou l’autre ou tous les deux. Pour Burke, il n’y avait pas de politique hors du droit acquis et du pacte affermi par la consécration définitive du passé. C’est condamner la vie des peuples à l’immobilité.

Dans la vie privée, Burke était un modèle de bonté, de générosité, de vertus sévères et douces, et d’enthousiasme pour le bien. Il n’y a pas de vile faiblesse, encore moins d’infidélité politique, chez Burke, et la correspondance que nous avons sous les yeux le prouve assez. Que d’accens de franchise ! quelle vérité sévère ! Lorsque le docteur Schlosser, dont l’histoire est[21] tissue de graves erreurs, affirme que Burke « a mutilé volontairement sa gloire pour gagner la faveur des privilégiés et des incorrigibles, » l’historien allemand dit exactement le contraire de la vérité. Burke n’a rien gagné à sa lutte inutile contre la révolution française ; il y a perdu. Renfermé dans sa retraite de Beaconsfield, et dévoré d’une douleur sombre que la mort de son fils bien-aimé changea en désespoir, il est descendu lentement au tombeau sans qu’un rayon de joie l’échauffât dans sa solitude. Commettre plus de bévues que le philosophe allemand n’en a jeté dans ces huit pages, où il est dit, par exemple, que lord Rockingham était un « jockey, » et qu’il s’était chargé du « pot-au-feu de Burke, » est difficile ou impossible. Rockingham montait à cheval comme tous les gentlemen, et il avait donné à Burke une maison, pour que celui-ci eût l’indépendance nécessaire à la vie politique.

Inaugurée par dix lettres de Burke à un jeune quaker, la correspondance se termine par l’exhortation éloquente d’une quakeresse à Burke mourant ; ces deux limites du recueil sont bien plus significatives que l’on ne pense. Suspendez ces deux flambeaux aux deux périodes extrêmes de sa vie, ils l’éclairent tout entière ; pas une de ses actions qui n’en porte le reflet. Dès son début, les Américains l’intéressent, et la Pensylvanie est pour lui la région aimée, parce qu’elle porte le nom du quaker Guillaume ; il se promène avec Franklin sur les bords de la Tamise, et fraternise avec l’imprimeur de Philadelphie. Veut-il fonder plus tard pour les jeunes émigrés français une école gratuite, c’est sous l’invocation de Penn qu’il la place ; il la nomme Penn-school. Ses premières affections, le premier pli de son ame, le premier jet de son esprit, ont été dominés et tempérés par cette rigidité prudente et cette ardeur contenue, dirigée vers l’idéal, dont jamais le condisciple de Shackleton ne se dépouille. De là cette anomalie d’une sévérité qui paraît pédantesque et d’une immobilité en contraste avec le mouvement actif de la politique ; quelque chose de peu vivant et de lourd dans l’éclat même de l’éloquence ; de là aussi cette diplomatie mêlée de ferveur et cette économie régularisatrice des intérêts publics ; de là ces vertus simples et fermes, qui le protégèrent si efficacement ; de là aussi ce sérieux exalté d’une éloquence excessive comme son ame. Plus monarchique que les rois, plus Irlandais que les Irlandais, il gourmandera l’empereur d’Autriche, trop lent à prendre les armes pour les trônes ; les plus ardens chevalier de l’armée de Condé ne le seront pas assez pour lui ; Fox et Sheridan poursuivront Hastings avec trop de froideur à peine Grattan, patriote virulent, défendra-t-il les catholiques d’Irlande avec, une vivacité et une énergie suffisantes. « Il est enragé, dit l’aimable Romilly dans une de ses lettres adressées à M. Dumont de Genève[22] ; il est enragé, ce Burke. » Comme Spinosa, qui trouvait Dieu en tout, ivre qu’il était, dit Novalis, de l’idée divine (Gott-getrunkener Mensch), Burke, enivré de l’utopie de 1688, devint le Cicéron d’un autre Verrés nommé Hastings, et le Pierre-l’Ermite d’une nouvelle croisade contre la république française. Homme du passé, parce que le passé a la consécration de Dieu, il n’a pas réfléchi que Dieu aussi veut l’avenir, qu’il transforme incessamment le monde et régie les évolutions orageuses et nécessaires de nos destinées.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Mélanges et Reliques de W. Hazlitt.
  2. Statesmen of the Georgian Era. Paris, chez Baudry.
  3. Tome I, p. 21
  4. Ibid., p. 27.
  5. Anecdotes d’Almon, p. 202.
  6. Tome I, p. 67.
  7. Tom. I, p. 105.
  8. Edinburgh Review, t. XLVI, p. 269.
  9. Burke adopta pour cette résidence le nom d’une petite ville voisine, Beaconsfield. C’est de là qu’il datait ses lettres.
  10. Tome II, p. 294.
  11. Tome III, p. 62.
  12. Ibid., p. 180.
  13. Tome III, p. 201.
  14. Tome III, p. 260.
  15. Tome III, p. 168.
  16. Ibid., p. 348, 349, 351.
  17. Tome III, 461, 680.
  18. Voir le travail de M. de Viel-Casel sur William Pitt, livraisons des 15 avril, 1er mai, 1er et 15 juin 1845.
  19. Tome III, p. 385, 390, 392.
  20. Ibid., p. 305.
  21. Geschichte des XVIII Jahrhunderts, t. II, liv. 8, cap. 2. Burke.
  22. « …Uncommon warmth,… uncommon rage, I should rather say… » (Letter, July 1782.)