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Principes d’économie politique/I-II-III

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III

COMMENT LA VALEUR SE MESURE PAR L’ÉCHANGE.

Puisque le fondement de la valeur, c’est le désir, pour mesurer la valeur d’une chose, il faut mesurer l’intensité du désir qu’elle provoque en nous. Nous avons dit tout à l’heure que la théorie de l’utilité finale paraissait moins claire que celle du travail en ceci que le désir n’est pas un élément quantitatif et mesurable. Mais pourtant nous avons un moyen de le mesurer c’est de comparer ce désir à quelque autre et de voir lequel est le plus fort, lequel le plus faible, ou s’ils sont égaux, ou dans quel rapport ils sont entre eux. De même que pour mesurer le poids d’un corps quelconque, nous comparons la force attractive que le globe terrestre exerce sur lui à celle qu’elle exerce sur un autre corps, de même nous pouvons mesurer la valeur des choses par le degré d’attraction qu’elles exercent sur nous.

Il est vrai que pour peser les désirs nous n’avons pas de balance, mais nous avons un procédé tout aussi sensible c’est l’échange. Dans tout échange — et dans toute société civilisée les échanges constituent la trame de la vie économique — chaque coéchangiste est appelé à faire un certain sacrifice pour satisfaire son désir ; il faut qu’il cède une certaine quantité de la richesse qu’il possède pour obtenir celle qu’il convoite. Or, il est clair que l’étendue du sacrifice qu’il est disposé à faire mesure très bien l’intensité de son désir. Si j’échange dix moutons contre un bœuf, n’est-ce pas une preuve que, pour une raison ou pour une autre, je juge qu’un bœuf est dix fois plus désirable qu’un mouton ?

Plus vif est le désir qu’un objet nous inspire, d’autant plus reculée sera la limite à laquelle nous consentirons à nous en dessaisir. Plus haut il est placé dans l’ordre de nos préférences, d’autant plus grande aussi sera la quantité de toute autre richesse qu’il faudra nous offrir pour éveiller dans notre âme un désir contraire et égal en intensité, et pour faire pencher la balance du côté de cette dernière. On s’exprime donc bien quand on dit que la valeur d’une chose est mesurée par la quantité d’autres choses contre laquelle elle peut s’échanger, ou plus brièvement que la valeur d’une chose est exprimée par son pouvoir d’acquisition[1].

Si donc, en échange d’un bœuf, je puis avoir 8, 10, 12 moutons, je dirai que la valeur d’un bœuf est 8, 10, 12 fois plus grande que celle d’un mouton, ou à l’inverse que la valeur d’un mouton est 8, 10, 12 fois plus petite que celle d’un bœuf, ce que l’on peut exprimer en disant que les valeurs de deux marchandises quelconques sont toujours en raison inverse des quantités échangées. Plus il faut livrer d’une chose dans l’échange, moins elle vaut et moins il faut en livrer en échange d’une autre, plus elle vaut. C’est comme dans une pesée quand la balance est en équilibre, vous pouvez dire que les poids des objets sont en raison inverse des quantités pesées. S’il a fallu mettre 10 moutons dans un des plateaux pour faire équilibre à un seul bœuf dans l’autre, c’est que le poids du mouton n’est que le 1/10 du poids du bœuf.

L’échange sert donc à mesurer la valeur et à la déterminer, mais, à notre avis, il ne la crée pas. Cependant nous devons dire que nombre d’économistes affirment que l’idée de valeur ne saurait se concevoir hors de l’échange et que le mot de valeur n’a même d’autre sens que celui de « rapport d’échange ».

Et pourquoi donc ? L’analyse que nous venons de faire ne démontre-t-elle pas au contraire que l’idée de valeur est antérieure et supérieure à l’échange. L’idée de valeur ne suppose rien de plus qu’une préférence accordée à une chose sur une autre ; une comparaison, une balance, une lutte entre deux désirs. Donc, cette idée n’est pas nécessairement liée à l’échange. Robinson, certes, n’appréciait pas au même degré les objets qu’il possédait. J’avoue cependant que ses préférences restaient à l’état latent et que les conditions de sa vie isolée n’étaient guère propres à lui en donner une claire conscience. Si on lui avait demandé de les indiquer et de classer les richesses qui composaient son modeste avoir d’après le degré de désirabilité qu’il leur attribuait, il eût été sans doute embarrassé pour le faire. Tout au plus aurait-il pu les classer grossièrement en deux ou trois catégories, suivant qu’elles correspondaient à des besoins plus ou moins essentiels. Cependant on peut imaginer telle circonstance qui mit en conflit ses désirs et l’obligeât à les comparer et les mesurer. Une telle conjoncture, par exemple, s’était présentée à lui dès les premiers jours de son débarquement. Quand il avait dû retirer une à une chaque richesse du navire sur le point de sombrer, comme il ne savait pas si la mer lui laisserait le temps de les amener toutes à terre, il avait bien fallu qu’il se décidât à faire un choix et qu’il déterminât celles qu’il préférait sauver en première ligne. L’ordre dans lequel il les avait successivement débarquées indiquait parfaitement le degré de ses préférences, et par conséquent aussi les valeurs respectives qu’il leur attribuait[2].

  1. Mais il ne faut pas dire, comme on le fait trop souvent, que le pouvoir d’acquisition est ce qui constitue la valeur. C’est notre désir seul qui constitue la valeur. La puissance d’acquisition n’est qu’un effet de la valeur, comme la puissance d’attraction d’un électro-aimant n’est qu’un effet du courant qui le pénètre.
  2. Si l’on nous reproche cette Robinsonnade aujourd’hui démodée, nous ferons remarquer qu’elle est pourtant nécessaire ici, puisque nous voudrions établir que l’idée de valeur est une idée originelle qui préexiste non seulement à l’échange, mais même à l’état de société.