Aller au contenu

Principes d’économie politique/I-III-V

La bibliothèque libre.
V

SI LE NUMÉRAIRE EST DESTINÉ À BAISSER INDÉFINIMENT DE VALEUR.


La dépréciation de valeur de l’argent depuis un millier d’années est un fait démontré par toutes les recherches historiques. Cette dépréciation est même énorme. La valeur de l’argent était environ neuf fois plus grande du temps de Charlemagne qu’aujourd’hui : elle était encore six fois plus grande à la veille de la découverte de l’Amérique ; elle était deux fois plus grande à l’époque de la Révolution française[1]. La prévision que cette courbe descendante doit continuer indéfiniment paraît donc très légitime. D’ailleurs l’industrie humaine devient chaque jour plus ingénieuse pour découvrir les cachettes où la nature a enfoui ses trésors et plus habile pour les exploiter économiquement. L’argent ni même l’or ne sont pas si rares qu’on le croit : il y en a partout[2] ― en quantité infinitésimale, il est vrai, mais les perfectionnements de l’art métallurgique abaissent progressivement la limite au-dessous de laquelle le traitement du minerai cesse d’être rémunérateur. Il est donc vraisemblable que les métaux précieux deviendront de plus en plus abondants et par suite de plus en plus dépréciés.

On pourrait répliquer que la demande de ces mêmes métaux, par suite de l’accroissement de la population et du développement des échanges, suffira à contrebalancer l’offre croissante, mais il faut penser que cette cause est à son tour plus que contrebalancée par le perfectionnement des moyens de crédit et la rapidité des communications. Nous verrons que dans les plus grands centres financiers, on arrive à supprimer presque complètement la monnaie métallique par des systèmes ingénieux de compensation et de crédit.

Faut-il se réjouir ou s’attrister de ce fait que le numéraire augmente en quantité et se déprécie en raison de cette abondance ? Qu’importe, dira-t-on ? Personne n’en sera ni plus riche ni plus pauvre. Le seul résultat fâcheux c’est que nous risquerons d’avoir une monnaie de plus en plus lourde relativement à sa valeur :

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?

Et encore, grâce à l’intervention des billets de banque et des chèques, cette éventualité ne sera pas bien gênante. Et si d’ailleurs il arrivait que les métaux dits précieux devinssent un jour des métaux vils, même dans cette éventualité on ne manquerait pas de trouver d’autres métaux plus rares pour remplacer ces majestés détrônées[3].

Cependant ce n’est pas une question indifférente. En réalité la dépréciation continue de l’étalon monétaire est un phénomène d’une haute importance sociale et dont les effets doivent être considérés, tout bien pesé, comme bienfaisants.

D’abord la dépréciation de la monnaie a pour conséquence ordinaire, comme nous le savons (Voy. p. 89), une hausse des prix. Or la hausse des prix est un stimulant utile à la production : elle tient en haleine l’esprit d’entreprise, elle favorise la hausse des salaires, elle agit comme un tonique et est un symptôme de santé économique[4].

De plus, la dépréciation de la monnaie favorise les débiteurs, puisqu’ils pourront se libérer en donnant une valeur moindre que celle qu’ils ont reçue ; elle apporte, pour répéter un mot fameux appliqué à la découverte des mines du nouveau monde, la libération des vieilles dettes. Elle agit dans le même sens que l’abaissement du taux de l’intérêt — ou mieux encore, comme un amortissement fatal du capital. Or, il est très bon que les vieilles dettes soient amorties et ne pèsent pas jusqu’à la centième génération sur les fils et petits-fils de l’emprunteur[5]. Cela est précieux surtout pour les États qui sont les plus gros débiteurs et les seuls vraiment perpétuels.

Il est vrai que dans la mesure même où la dépréciation de la monnaie favorise le producteur et le débiteur, elle porte préjudice au consommateur et au créancier. Mais ce préjudice lui-même est un bien. En ce qui concerne le consommateur, d’abord, s’il est également producteur, il se rattrape aisément de l’accroissement des dépenses par la plus-value de ses produits ou de ses salaires[6]. S’il consomme sans rien produire, tant pis pour lui : la hausse des prix le frappe justement. En ce qui concerne le créancier, si sa créance est à courte échéance, comme celles en usage dans le commerce, la dépréciation de la monnaie ne l’atteint pas si sa créance est à long terme ou perpétuelle, c’est-à-dire si elle constitue une rente (rente sur l’État, rente foncière sous forme de fermage, obligations à long terme de chemins de fer ou des villes, etc.), en ce cas, il est très bon que la réduction croissante de ses revenus l’avertisse qu’il joue en ce monde le rôle de parasite et qu’il fera bien, s’il veut conserver ou transmettre aux siens une situation sociale équivalente à la sienne, de s’évertuer ou du moins d’apprendre à ses enfants à jouer un rôle actif. Il y a déjà longtemps qu’un homme qui n’était rien moins que socialiste, un grand financier de la Restauration, Laffitte, disait en parlant du rentier « il lui faut ou travailler ou se réduire. Le capitaliste a le rôle de l’oisif : sa peine doit être l’économie et elle n’est pas trop sévère »[7].

Pour faire la contre épreuve, supposons que nos prévisions au sujet de la baisse des métaux précieux, ne viennent pas à se réaliser, — et au bout du compte elles sont loin d’être infaillibles, — nous verrions alors se produire les effets inverses de ceux que nous venons d’indiquer une dépression constante des prix peser sur l’industrie et décourager l’esprit d’entreprise, les États accablés sous le poids d’une dette grossissante et acculés à la banqueroute, et les rentiers s’enrichissant plus sûrement par l’oisiveté que les autres classes de la population par leur travail. Rien ne serait plus propre à provoquer une révolution sociale. Réjouissons-nous donc de la dépréciation des métaux précieux, pour autant qu’elle dure elle sert d’huile dans les rouages.

  1. Comp. Leber, Appréciation de la fortune privée au Moyen âge, et d’Avenel, Histoire des prix. La baisse du reste n’a pas été régulière, et souvent la valeur de la monnaie a remonté. Voici les maxima et les minima de la courbe historique d’après M. d’Avenel :
    850… 9
    1375… 3
    1500… 6
    1600… 2 1/2
    1750… 3
    1890… 1
    Le fait le plus saillant mis en relief par ces chiffres est la chute énorme de la valeur du numéraire au cours du XVIe siècle, conséquence de la découverte de l’Amérique.
  2. Il est démontré que l’intérieur du globe terrestre est composé de matériaux beaucoup plus lourds que sa surface, donc probablement de métaux. Et comme l’or est un des plus lourds métaux connus, peut-être la terre a-t-elle un noyau d’or massif !
  3. L’analyse spectrale révèle tous tes jours de nouveaux métaux bien plus précieux que l’or, puisque le lithium et le zirconium par exemple coûtent 77.000 francs le kilo et le vanadium 123.000 francs ! Ils ne sont pas encore utilisables, mais le seront bientôt grâce aux fours électriques.
  4. En voici une preuve curieuse. Dans les pays neufs, ceux d’Amérique par exemple, où la multiplication inconsidérée du papier-monnaie a provoqué une hausse énorme des prix, les producteurs et industriels se félicitent de cette hausse et se montrent en général hostiles aux mesures financières nécessaires pour la faire disparaître, telles que le retrait du papier-monnaie. Ils ont bien tort : mais le fait n’en est pas moins caractéristique.
  5. Ihering dit, il est vrai, dans La lutte pour le Droit, que « sympathiser avec le débiteur est le signe le plus patent de la faiblesse d’une époque ». Cela dépend. Un emprunteur qui a gaspillé en fils de famille le capital prêté est moins intéressant que le prêteur. Mais un emprunteur qui fait un emploi productif du capital emprunté, nous paraît bien aussi intéressant que le capitaliste rentier qui le lui a prêté.
  6. Malheureusement les salaires ne suivent que de très loin, pede claudo, la hausse des prix là où les ouvriers sont inorganisés, mais ils savent bien la rattraper là où ils sont soutenus par des Trades-Unions.
  7. D’ailleurs les rentiers intelligents ont bien des moyens pour éluder la dépréciation de valeur de la monnaie en achetant des titres « au-dessous du pair » (Voir l’explication de ce mot à la fin de ce volume la Dette publique), ou en plaçant une partie de leur fortune en actions de compagnies industrielles, etc.