Principes d’économie politique/II-1-III-IV

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IV

DE LA DURÉE DES CAPITAUX FIXES ET CIRCULANTS.


Un capital peut durer plus ou moins longtemps. Suivant que sa durée sera plus ou moins longue, il pourra suffire à un nombre d’actes de production plus ou moins considérable.

On désigne sous le nom de capitaux circulants ceux qui ne peuvent servir qu’une seule fois parce qu’ils doivent disparaître dans l’acte même de production, par exemple le blé qu’on sème, l’engrais qu’on enfouit dans le sol, la houille qu’on brûle, le coton qu’on file ; — et sous le nom de capitaux fixes ceux qui peuvent servir à plusieurs actes de production, depuis les instruments les plus fragiles, comme une aiguille ou un sac, jusqu’aux plus durables, comme un tunnel ou un canal, qui peuvent subsister aussi longtemps que le relief du globe terrestre[1].

Il y a un grand avantage à employer, quand on le peut, des capitaux à longue durée. En effet, si considérable que soit le travail exigé par leur établissement et si minime que l’on veuille supposer le travail épargné annuellement par leur concours, il doit arriver nécessairement, un peu plus tôt ou un peu plus tard, un moment où le travail épargné égalera le travail dépensé. Ce moment arrivé, le capital se trouvera amorti, pour employer l’expression consacrée, c’est-à-dire que dorénavant le travail économisé constituera un gain net pour la société. À dater de ce jour, et pour tout le temps que le capital durera, le service rendu par lui sera désormais gratuit. Aussi les progrès de la civilisation tendent-ils incessamment à remplacer des capitaux de moindre durée par des capitaux plus durables.

Toutefois il ne faut pas oublier :

1o Que la formation de semblables capitaux exige d’autant plus de travail qu’ils doivent durer davantage, que par conséquent il y a ici une balance à établir. On peut dire seulement que l’augmentation dans la quantité de travail dépensé n’est pas en général proportionnelle à l’accroissement de durée obtenue et c’est là justement ce qui rend profitable l’emploi de semblables capitaux.

2o Que la formation des capitaux fixes exige un sacrifice présent sous la forme d’une grande quantité de travail ou de frais, tandis que la rémunération qui doit en résulter, sous forme de travail supprimé ou de frais économisés, est future et en général d’autant plus reculée que la durée du capital est plus longue. Si la construction d’un canal maritime, tel que celui de Panama par exemple, doit coûter 2 milliards et ne doit être amorti qu’au bout de 50 ans, il faut alors mettre en balance d’une part un sacrifice immédiat de 2 milliards, d’autre part une rémunération qui se fera attendre un demi-siècle. Or, pour établir une semblable balance, il faut être doué à un haut degré de prévoyance et de hardiesse et avoir une foi inébranlable dans l’avenir, toutes conditions qui ne se trouvent réunies que dans les milieux très civilisés. C’est pour cette raison que les peuples dont l’état social est peu avancé et dont la constitution politique offre peu de sécurité, n’emploient guère de capitaux fixes. Toutes leurs richesses affectent la forme d’objets de consommation ou de capitaux circulants[2].

Si grande que soit d’ailleurs cette faculté de prévoyance, même dans le milieu le plus propice, elle ne dépassera pas certaines limites. Jamais un particulier, ni une compagnie, ni même un État, ne consentiront à avancer des capitaux qui ne pourraient être amortis, par exemple, qu’au bout de deux siècles, quand bien même il serait prouvé que ce capital est de nature à durer 1.000 ans et serait susceptible par conséquent de rendre pendant 800 ans encore des services gratuits. Pourquoi ? Parce que des résultats qui ne doivent se produire qu’au bout d’un si long temps n’entrent pas dans les prévisions humaines. On peut poser en fait que tout emploi de capital qui ne donne pas l’espoir de le reconstituer dans le cours d’une génération sera écarté dans la pratique.

3° Enfin il faut remarquer encore au désavantage des capitaux fixes, que si leur durée est trop longue, ils risquent de devenir inutiles, et à ce point de vue il faut une grande prudence dans les prévisions que nous indiquions tout à l’heure. En effet la durée matérielle du capital n’est pas tout, c’est la durée de son utilité qui seule nous intéresse ; or, si on peut compter jusqu’à un certain point sur la première, on ne le peut jamais absolument sur la seconde. L’utilité, nous le savons, est instable, et au bout d’un certain temps, celle que nous croyons la mieux établie peut s’évanouir. Rien ne nous garantit, quand nous perçons un tunnel ou que nous creusons un canal, que d’ici à un siècle ou deux le trafic ne prendra pas quelque autre route. Or, si le jour où cette révolution se produira, le capital engagé dans le tunnel n’a pas été encore amorti, il en résultera qu’une grande quantité du travail aura été inutilement dépensé. Il est donc prudent, étant donnée notre incertitude de l’avenir, de ne pas bâtir pour l’éternité et, à ce point de vue, l’emploi de capitaux trop durables peut constituer une dangereuse opération.

    — et par capitaux fixes, ceux qui donnent un revenu sans être échanges, en restant entre les mêmes mains, par exemple une usine. Mais cette définition paraît peu satisfaisante, car elle conduit à dire que la houille qu’un industriel brûle dans ses fourneaux est un capital fixe, puisqu’elle n’est pas destinée à la vente, tandis qu’à l’inverse les maisons, entre les mains d’une société immobilière qui les achète pour les revendre, doivent être considérées comme un capital circulant.

    formes de l’activité de l’homme, car ce serait alors confondre le travail et le capital. Mais du jour où les facultés naturelles de l’homme ont été modifiées par l’instruction et nous apparaissent sous la forme de connaissances acquises, quoiqu’elles ne soient pas des richesses matérielles, nous ne pouvons guère leur refuser le nom de capitaux productifs, puisqu’elles représentent aussi en ce cas un produit de la nature et du travail et servent incontestablement à la production de richesses nouvelles.
    L’argent, le numéraire, au point de vue d’un pays et en sa qualité d’instrument d’échange, doit figurer parmi les capitaux productifs, non parmi les plus importants (Voy. ci-dessus, p. 94), mais tout au moins au même rang que les poids et mesures, balances, ou tout autre instrument servant à faciliter l’échange. Il faut, en effet, pour qu’un pays soit en mesure de produire, qu’il possède une certaine quantité de numéraire aussi bien qu’une certaine quantité de wagons. Au point de vue subjectif, individuel, l’argent peut être soit un capital lucratif quand on le fait valoir, soit un simple objet de consommation quand on le dépense.

  1. Ces termes de capitaux fixes et de capitaux circulants, employés pour la première fois par Adam Smith, étaient pris par lui dans un sens un peu différent. Il entendait par capitaux circulants ceux qui ne donnent un revenu qu’à la condition de circuler, c’est-à-dire de changer de mains, d’être échangés, par exemple les marchandises et la monnaie,
  2. Comparez, par exemple, les principautés de l’Inde ou les pays musulmans avec nos sociétés d’Europe.