Principes d’économie politique/II-2-II-I

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CHAPITRE II

LA DIVISION DU TRAVAIL

I

LES FORMES SUCCESSIVES DE LA DIVISION DU TRAVAIL.

L’association par elle-même ne suppose rien de plus que le groupement des forces individuelles, chacun faisant la même opération, ce qu’on appelle la coopération simple. Mais la division du travail suppose une certaine répartition du travail entre tous les associés de telle façon que chacun soit appelé à faire une opération différente : c’est ce qu’on peut appeler la coopération complexe.

Si le travail qu’il s’agit d’exécuter est absolument simple (défoncer la terre, soulever un poids, ramer, couper du bois), ce travail ne se prête pas à une division quelconque chacun exécutera de son côté les mêmes mouvements. Mais pour peu que l’opération soit complexe et comprenne des mouvements variés, il y a tout avantage à décomposer ce travail qui, considéré dans son ensemble, apparaissait comme une tâche unique en une série de tâches parcellaires en nombre aussi grand qu’il convient, et à assigner à chaque individu une seule de ces tâches.

La première forme sous laquelle se présente la division du travail, c’est la division des sexes et les fonctions différentes, même au point de vue économique, qui en résultent. Elle correspond à la première phase industrielle, celle que nous avons appelée l’industrie de famille.

Toutefois cette division des travaux est loin de correspondre à ce que nous entendons aujourd’hui par les aptitudes propres à chaque sexe : à l’homme les travaux de force, à la femme les travaux du ménage. Nullement : l’homme a pris les travaux nobles, c’est-à-dire la guerre, la chasse, la garde du bétail, et la femme les travaux vils, non seulement ceux du ménage, du tissage, mais aussi du transport, comme de vraies bêtes de somme, et même de la culture : cura agrorum feminis delegata, dit Tacite des anciens Germains et c’est ce que nous voyons aujourd’hui encore chez toutes les peuplades de l’Afrique. La femme a été le premier esclave : et l’esclavage proprement dit, celui des captifs, a été pour elle sa première émancipation, notamment l’a libérée du travail écrasant qui consistait à broyer le grain et à tourner la meule.

À la seconde phase, l’industrie corporative, correspond une division du travail plus accentuée, la séparation des métiers. Chaque corps de métier ne fait qu’un genre de travail et, même les règlements veillent avec un soin jaloux à ce que chacun reste enfermé dans sa spécialité. Puis à mesure que l’organisation se perfectionne, la spécialisation des fonctions se ramifie à l’infini. La même industrie se subdivise en branches divergentes (l’industrie du bois subdivisée en menuisiers, charpentiers, charrons, etc.), ou en tranches successives (le bois brut passant successivement des mains des bûcherons à celles des scieurs de long, etc.) dont chacune forme un métier spécial[1].

À la troisième phase, celle de l’industrie manufacturière, la division du travail atteint son plus haut degré de perfectionnement. C’est là que pour la première fois ce merveilleux phénomène a attiré l’attention d’Adam Smith et lui a inspiré des pages mille fois reproduites[2]. Tout travail industriel étant comme nous l’avons vu déjà (Voy. ci-dessus, p. 109), une simple série de mouvements, on s’applique à décomposer ce mouvement complexe en une série de mouvements aussi simples que possible que l’on confie à autant d’ouvriers différents, de façon que chacun d’eux n’ait autant que possibtle à exécuter qu’un seul mouvement, toujours le même.

Dans la dernière phase, celle des usines, la division du travail paraît plutôt en voie de rétrogradation ou plutôt ce sont désormais les machines et non plus autant les hommes qui se spécialisent.

Enfin nous verrons plus loin une dernière forme de la division du travail, qu’on peut appeler internationale, parce qu’elle se manifeste sous l’influence du développement des transports et de l’échange international, chaque peuple se consacrant plus spécialement à la production des denrées qui paraissent le mieux appropriées à son sol, à son climat, ou aux qualités propres de sa race. Toutefois, celle-ci qui semblait prendre un grand essor, il y a trente ans, se trouve arrêtée, au moins momentanément, par le mouvement protectionniste qui tend au contraire à faire de chaque pays un marché autonome.

  1. Sur le développement historique de la division du travail dans la famille, l’industrie, l’agriculture, le commerce, comp. les articles de M. Schmoller, La division du travail étudiée au point de vue historique, 1889 et 1899, et celui de M. Bücher dans le même recueil, mai 1893. La statistique des professions en Allemagne en 1882, recevait 6.459 métiers différents, et encore les professions libérales n’y étaient pas comprises.
  2. Voyez les pages classiques qu’Adam Smith consacre à ce sujet (t. I, liv. I, chap. I). L’exempt qu’il a choisi, du reste, a vieilli, car les épingles se fabriquent aujourd’hui à la machine.