Principes d’économie politique/II-2-III-V

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V

LES MOYENS DE TRANSPORT.

L’échange peut très bien se concevoir sans aucun déplacement de la matière, par exemple quand il s’applique aux choses immobilières ou encore quand il s’agit de simple spéculation sur les marchandises. Néanmoins le déplacement peut être considéré comme un caractère essentiel de cette forme particulière de l’échange à laquelle la pratique et le langage juridique réservent le nom de commerce. Or l’opération du déplacement, c’est-à-dire le transport, nécessite beaucoup de travail et par suite beaucoup de frais[1]. Toute invention qui aura pour résultat de faciliter les moyens de transport facilitera par là même l’échange, et il en résulte que l’histoire du commerce se confond dans une certaine mesure avec l’histoire du développement des communications par terre et par mer.

Les difficultés du transport sont de diverses natures.

Elles peuvent tenir :

1o À la distance. Le génie de l’homme n’a aucune prise sur la distance : il ne peut en aucune façon supprimer ou réduire l’espace qui sépare deux points du globe. Mais l’obstacle de la distance se traduit pratiquement pour nous par une question de temps : or l’invention humaine s’est exercée d’une façon singulièrement efficace à réduire le temps nécessaire pour parcourir une distance donnée. Si le temps nécessaire pour parcourir une distance quelconque en France est aujourd’hui 20 fois moindre qu’il n’était au XIIIe siècle, on peut dire rigoureusement que le résultat obtenu est absolument le même que si la France était aujourd’hui 400 fois plus petite qu’au XIIIe siècle (les surfaces variant proportionnellement aux carrés des rayons). Or, grâce aux chemins de fer, cette hypothèse est devenue une réalité. Les progrès dans la rapidité des communications ont donc pour résultat de réduire indéfiniment la superficie du globe terrestre.

2o À la nature de la marchandise. Un bœuf ne se transporte pas aussi aisément que des légumes, ni des légumes aussi facilement que de la houille, ni la houille aussi bien que l’or. Le poids, la fragilité, la difficulté de conservation sont autant d’obstacles. Cette même rapidité des transports dont nous venons de parier, permet d’y remédier dans une grande mesure. Le bétail, vivant ou mort, n’aurait pu arriver à bon port d’Amérique ou d’Australie au temps de la navigation à voile ; il le peut aujourd’hui, grâce à la courte durée du trajet. Le poisson, les primeurs, le gibier, ne pouvaient être expédiés de la province à Paris : ils le sont journellement à cette heure, un semblable trajet se faisant en moins de vingt-quatre heures. Sans parler même de la rapidité des transports, diverses inventions ont aidé à surmonter cet obstacle, par exemple l’application des procédés frigorifiques à l’aide desquels on fait venir de la viande fraîche d’Australie, ou les procédés chimiques usités pour les conserves des denrées alimentaires (viande fumée, procédé Appert, etc.). — Malgré tout, la difficulté de transport de certains objets, et particulièrement de la viande, a encore aujourd’hui des conséquences économiques importantes et très fâcheuses.

3o À l’état des voies de communication. C’est là l’obstacle le plus sérieux, mais celui aussi dont l’industrie humaine a réussi à triompher avec le plus de succès.

Par mer, la route est toute faite ou plutôt il n’est pas besoin de route ; l’élément liquide porte indifféremment un poids quelconque et sa surface mathématiquement horizontale permet aux véhicules de se déplacer librement dans une direction quelconque. La force motrice la plus faible, force gratuite si l’on emploie le vent, suffit pour mettre en mouvement des masses énormes. Il n’est donc pas étonnant que la mer ait été de tout temps le grand chemin du commerce et que des peuples séparés par mille lieues de mer se soient trouvés en réalité plus voisins que d’autres séparés par cent lieues de terre ferme. Même à cette heure, malgré les progrès des transports par voie de terre, le transport par voie de mer est infiniment moins onéreux, ce qui signifie qu’il représente un travail infiniment moindre[2]. Le prix de transport de la tonne kilométrique par mer ne dépasse presque jamais 2 centimes et s’abaisse très souvent à 1/2 centime et même au-dessous encore, tandis que, comme nous le verrons, le prix de transport par voie ferrée revient à 8 ou 9 centimes.

Sur terre, la difficulté est plus grande. La surface accidentée de notre planète ne permet guère le transport des marchandises sans l’établissement de routes artificielles[3]. Le transport par caravanes, c’est-à-dire à dos d’hommes, comme dans l’Afrique, ou sur des bêtes de somme, comme dans l’Asie centrale, peut à la rigueur s’en passer, mais le transport par véhicules ne le peut pas. Or l’établissement de la route est un travail très coûteux et d’autant plus coûteux que la route est plus perfectionnée, c’est-à-dire que sa surface est plus résistante et que son trace se rapproche davantage de l’horizontale. Le chemin de fer est une route parfaite, mais c’est aussi la plus coûteuse. Elle revient à 400.000 fr. le kilomètre dans nos pays, et au moins à 100.000 fr. là où on peut la construire au coût minimum[4]. Il y a donc là un capital énorme engagé, qui grèvera évidemment le transport des marchandises de toute la somme indispensable pour l’intérêt et l’amortissement. Malgré cela, si le trafic est suffisant, c’est-à-dire si les marchandises transportées sur la voie ferrée sont en quantité assez considérable, on réalise une grande économie dans les transports, sans même faire entrer en ligne de compte la régularité, la commodité, ni la rapidité. Le prix de transport par voie ferrée de la tonne kilométrique est de 8 à 9 centimes environ[5], tandis que par roulage il serait de 30 centimes. C’est donc une économie des 2/3 au moins. Il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on pense que pour produire un travail égal à celui d’une locomotive attelée à un train de marchandises, il faudrait au moins, sur une route ordinaire, 300 chevaux et ils feraient 10 fois moins de chemin.

  1. Le transport des marchandises s’élève pour la France (et ce n’est pas le pays où le chiffre est le plus élevé) à 22 milliards de tonnes kilométriques par an, ce qui revient à dire que pour satisfaire aux besoins de chaque personne en France, il faut transporter chaque jour en moyenne 16 1/2 kilogr. de marchandises à 100 kilomètres.
  2. À Marseille, le charbon qui vient d’Angleterre en passant par le détroit de Gibraltar et qui a parcouru ainsi 3.500 kilomètres, se vend moins cher que le charbon qui vient des mines de la Grand’Combe, et qui n’a eu à franchir qu’une distance de 177 kilomètres.
  3. Le perfectionnement des moyens de transports, soit sur terre soit sur mer se manifeste sous trois aspects différents : la route (sur terre : chaussée empierrée, chemins de fer, ponts et tunnels ; ― sur mer : tracé des grandes routes maritimes d’après la direction des vents et des courants, canaux de Suez, de Panama, de Corinthe, de Kiel) ; ― le véhicule (sur terre : invention merveilleuse de la roue) ; — (sur mer : substitution des navires de fer aux navires en bois) ; le moteur — (machines à vapeur et locomotives).
  4. Il y a à cette heure de par le monde plus de 700.000 kilomètres de voies ferrées ayant coûté au moins cent cinquante milliards de francs.
    À côté des moyens de transport, mentionnons les moyens de communication, tels que les lignes télégraphiques, qui ne sont guère moins indispensables à l’échange. Elles mesurent 8 millions de kilomètres, 200 fois la circonférence de la terre !
  5. On ne compte d’ordinaire que 5 à 6 centimes : tel est en effet le prix que font payer en moyenne les Compagnies : — mais il faut tenir compte, en France du moins, des travaux faits gratuitement par l’État pour le compte des Compagnies, qui représentent un capital considérable, et qui, s’ils devaient être rémunérés, augmenteraient de beaucoup le prix des transports.