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Principes d’économie politique/II-2-III-VII

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VII

LA LOI DES DÉBOUCHÉS.

La prépondérance qu’a prise l’échange dans les relations sociales a fait naître naturellement l’idée qu’il ne fallait pas trop produire. La crainte d’un excès de production, d’un encombrement général (general glut) est un cauchemar qui hante les cervelles de tous les gens d’affaire. Il est facile de comprendre ce sentiment. Tout producteur, constatant à première vue que ses produits se vendent d’autant mieux qu’ils sont plus rares sur le marché, en conclut naturellement que la rareté est un bien et l’abondance un mal.

Les économistes se sont appliqués à démontrer depuis longtemps que la multiplication des produits était un bien non seulement pour les consommateurs, cela va sans dire — mais pour les producteurs eux-mêmes. Bien entendu, ils ne prétendent, pas leur prouver qu’il ne puisse y avoir excès de production dans telle ou telle industrie donnée, ni qu’un semblable excès ne doive être considéré comme un mal. Mais les économistes estiment, que, étant donné l’engorgement dans une branche quelconque de la production, le remède le plus efficace qu’on puisse apporter à ce mal, c’est précisément de pousser à un accroissement proportionnel dans les autres branches de la production. La crise résultant de l’abondance ne peut se guérir que par l’abondance elle-même, conformément à la devise d’une école célèbre en médecine : similia similibus. Ainsi tous les producteurs se trouvent intéressés à ce que la production soit aussi abondante et aussi variée que possible. Cette théorie est connue sous le nom de loi des débouchés. C’est J.-B. Say qui l’a formulée le premier et il s’en montrait très fier, disant « qu’elle changerait la politique du monde ». On peut l’exprimer de la façon suivante : les produits trouvent d’autant plus facilement des débouchés qu’ils sont plus abondants et plus variés.

Cette assertion, bien qu’en apparence assez paradoxale, doit être tenue pour bien fondée. Pour la comprendre, il faut faire abstraction de la monnaie et supposer que les produits s’échangent directement contre des produits, comme sous le régime du troc[1]. Supposons, par exemple, un marchand qui arrive sur un des grands marchés de l’Afrique centrale, à Ghadamés ou à Ségou : n’a-t-il pas intérêt à trouver le marché aussi bien approvisionné que possible de produits nombreux et variés ? Sans doute, il n’a pas intérêt à y rencontrer en quantité considérable la même marchandise que celle qu’il peut offrir, par exemple des fusils, mais il a intérêt à en trouver le plus possible de toutes les autres, ivoire, gomme, poudre d’or, arachides, etc. Chaque marchandise nouvelle qui apparaît sur le marché constitue un placement, ou, comme ou dit dans cette théorie, un débouché pour sa propre marchandise : plus il y en a, mieux cela vaut. Et même si notre marchand a cette malechance d’avoir apporté trop de fusils, eh bien ! ce qui peut lui arriver de plus heureux c’est que d’autres aussi aient apporté sur ce même marché trop d’autres marchandises : alors les fusils même ne se trouveront plus en excès relativement aux autres produits ; car, comme le dit très bien J.-B. Say : « ce qui peut le mieux favoriser le débit d’une marchandise, c’est la production d’une autre ».

Les choses ne se passent pas autrement sous le régime de la vente et de l’achat. Chacun de nous a d’autant plus de chance de trouver le placement de ses produits ou de ses services que les autres ont plus de ressources, et ils auront d’autant plus de ressources qu’ils auront produit davantage. Ce qu’on peut donc souhaiter de plus heureux à un producteur qui a trop produit d’un article quelconque, c’est que les autres producteurs aient trop produit aussi de leur côté ; la surabondance des uns corrigera la surabondance des autres. L’Angleterre a-t-elle produit trop de cotonnades ? si elle a la bonne fortune que l’Inde ait produit trop de blé, elle y écoulera bien plus facilement ses cotonnades. Ainsi encore voilà l’industrie qui, grâce au prodigieux accroissement de sa puissance mécanique, jette sur le marché une quantité énorme de marchandises. Il en résulte un general glut. Pourquoi ? Parce que la production agricole n’a pas marché du même pas ses produits ne se sont accrus que dans une faible mesure leur valeur, respectivement à la valeur des produits manufacturés, s’est élevée les consommateurs, obligés de dépenser beaucoup pour se procurer les objets d’alimentation, n’ont plus assez de ressources pour acheter beaucoup de produits manufacturés. Mais supposez que la production agricole vienne à marcher du même pas que la production mécanique et l’équilibre va se rétablir. Le consommateur, dépensant moins pour se nourrir, absorbera sans peine l’excès des produits manufacturés.

Cependant même dans l’hypothèse où tous les produits sans exception viendraient à augmenter de quantité, il se peut que les prix baissent et qu’il y ait encore un general glut. Comment l’expliquer ? C’est qu’il reste, dans cette hypothèse, un produit, un seul, le numéraire, qui n’a pas augmenté en quantité. Le rapport des valeurs entre le numéraire et les marchandises en général a donc changé : le numéraire étant relativement rare, les prix ont baissé. Mais si vous pouviez multiplier le numéraire dans la même proportion, que les autres marchandises, le mal serait guéri, car alors le rapport des valeurs qui s’appelle « prix » ne changerait pas, et la crise ne se produirait pas. Même cette hypothèse donc ne fait que confirmer la loi.

En somme donc, la théorie des débouchés tend simplement à prouver que l’excès de production n’est jamais à redouter toutes les fois que l’accroissement de production s’opère simultanément et proportionnellement dans toutes les branches de la production. En effet, il est clair que dans ce cas les rapports entre les qualités échangées ne seront pas modifiés.

Néanmoins cette théorie est difficilement acceptée par l’opinion publique[2]. La raison en est que l’accroissement de la production ne se manifeste presque jamais dans les conditions voulues par la théorie des débouchés. C’est une coïncidence bien rare que de voir un accroissement simultané et égal dans toutes les branches de la production. C’est d’ordinaire par à-coups, par poussées intermittentes et localisées que l’accroissement de la production se manifeste. Voilà pourquoi il engendre ces ruptures d’équilibre dans l’échange, ces crises que nous avons analysées, et voilà pourquoi aussi les producteurs cherchent aujourd’hui à réglementer la production par des ententes commerciales (Cartels, Trusts, Pools, Corners) qui sont un des phénomènes les plus intéressants de notre époque[3]. Quelquefois, il est vrai, ces syndicats visent simplement à raréfier une marchandise sur le marché pour en élever subitement le prix. Ce sont alors des sociétés de spéculation qui ressemblent fort à ce qu’on flétrissait autrefois du nom « d’accapareurs ». Mais en général les membres adhérents à ces sociétés prennent simplement l’engagement de ne pas produire au delà d’une limite déterminée — et dans ces conditions, leur action peut être bienfaisante.



  1. Cette abstraction est d’ailleurs parfaitement légitime, puisque nous venons de voir (p. 224) que nul n’échange des produits contre de l’argent que pour échanger ensuite, tôt ou tard, ce même argent contre d’autres produits et qu’ainsi l’instrument des échanges peut parfaitement, par la pensée, être éliminé de l’opération.
  2. Elle ne l’est pas non plus par la doctrine collectiviste qui voit au contraire dans la surproduction un caractère nécessaire du régime économique actuel. Et voici comment elle l’explique : la classe ouvrière, dit-elle, étant frustrée par les capitalistes de la moitié environ du produit de son travail, n’a pas le moyen, avec le salaire qu’on lui donne, de racheter le produit intégral de son travail. De là l’encombrement. Et le seul remède, c’est de lui rendre la part qui lui est due, c’est-à-dire tout ; dès lors sa puissance de consommation se trouvant précisément égale à sa puissance de production, il n’y aura plus de crise ! — L’explication paraît insuffisante, car en accordant même le fait de la spoliation, il n’y aurait là qu’un simple transfert de la puissance de consommation d’une classe à une autre, et je ne vois pas pourquoi les voleurs ne pourraient pas consommer tout autant que les volés ?
  3. Sur les diverses formes que peuvent revêtir ces ententes, voy. le livre de M. Brouilbet, Les ententes commerciales, et dans la Revue d’Économie politique (1894, p. 829), un article de M. Menzel sur les Cartels. Les plus célèbres de ces Trusts ont pris naissance aux États-Unis (notamment celui des pétroles Standard Oil Trust, qui a été créé en 1882) et le législateur a dû intervenir pour les prohiber, mais ces prohibitions sont restées vaines, la loi pouvant toujours être tournée par certaines formes d’association.