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Principes d’économie politique/II-2-VI-II

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II

COMMENT SE MAINTIENT LA BALANCE DES COMPTES.

Abandonnons donc la vieille et absurde idée — encore souvent exprimée dans des journaux importants — qu’un pays marche à sa ruine quand il importe plus qu’il n’exporte. Mais la question n’est que déplacée, car, remplaçant alors les mots « balance du commerce » par ceux de « balance des comptes », nous devons la formuler ainsi : un pays ne risque-t-il pas de se ruiner quand il a, tout compte fait, plus à payer à l’étranger qu’à recevoir ?

À la question ainsi rectifiée, il faut répondre certainement par l’affirmative. Oui, si un pays, n’ayant d’ailleurs point de créances sur l’étranger pour rétablir la balance, achète plus qu’il ne vend, ou s’il voit ses plus riches habitants aller manger leurs revenus à l’étranger (absentéisme), il sera obligé d’exporter son numéraire. Pour remédier à la fuite du numéraire, il émettra du papier-monnaie. Mais comme ce papier-monnaie, s’il peut remplacer le métal pour la circulation intérieure, ne peut pas être employé à payer l’étranger, le pays sera conduit à emprunter à l’étranger lui-même les sommes qu’il est obligé de lui payer et se trouvera ainsi sur la voie qui conduit les États, aussi bien que les individus, à la banqueroute. Et il ne serait pas difficile de trouver dans l’Amérique du Sud ou même en Europe maints exemples pour illustrer cette histoire[1].

Toutefois il faut tenir compte aussi de certaines causes compensatrices qui agissent avec une grande efficacité et tendent à enrayer le mal.

D’abord les personnes qui ont à faire des paiements à l’étranger cherchent à régler ces paiements par quelque moyen autre que l’envoi du numéraire : d’une part, parce que cette expédition n’est pas commode, d’autre part, parce que ce numéraire n’a pas généralement cours dans le pays où il doit être payé. Ils recherchent donc, pour employer le langage technique, « du papier » sur l’étranger, c’est-à-dire des lettres de change qui constituent le mode ordinaire de paiement international. Mais dans la situation que nous envisageons, ces lettres de change seront rares, puisque nous avons supposé que les créances étaient inférieures aux dettes, et elles seront très recherchées puisque nous avons supposé qu’il y avait beaucoup plus de débiteurs que de créanciers. En vertu de la loi de l’offre et de la demande, elles se vendront donc à un prix supérieur à leur valeur nominale : elles feront prime. Or il est clair que cette prime procurant un bénéfice à tous les créanciers sur l’étranger qui ont des lettres de change à vendre, c’est-à-dire à tous les exportateurs, stimulera les exportations et qu’à l’inverse cette prime à payer rendant gênante et onéreuse la situation de tous les débiteurs vis-à-vis de l’étranger, notamment des importateurs, aura pour effet de décourager les importations[2]. Or relèvement des exportations et réduction des importations, voilà précisément le remède qui convient le mieux à la situation.

Ce n’est pas tout. Admettons que le manque d’équilibre entre les créances et les dettes entraîne un drainage continu du numéraire. La fuite du numéraire aura pour effet l’abaissement des prix et quoique cette baisse des prix ait des inconvénients, elle aura cependant cet avantage particulier, dans le cas présent, de stimuler les ordres d’achats du dehors, puisque le commerce court toujours au meilleur marché, et de ralentir au contraire les achats faits par les nationaux au dehors puisqu’ils pourront s’approvisionner désormais à meilleur compte chez eux : on ne voit guère les marchandises aller des endroits où elles sont chères aux endroits où elles sont bon marché, pas plus qu’on ne voit les fleuves remonter vers leurs sources ! En d’autres termes, cette situation doit tendre à relever les exportations et à mettre un frein aux importations — même résultat bienfaisant que tout à l’heure.

Si l’on suppose une émission de papier-monnaie faite pour remplacer le numéraire, même résultat encore. La monnaie métallique se trouve faire prime et une prime d’autant plus forte que l’on a émis plus de papier-monnaie. Alors les producteurs du pays trouvent un grand avantage à vendre à l’étranger puisqu’ils sont payés avec une monnaie qui fait prime et que cette prime leur procure un bénéfice. L’exportation est donc fortement stimulée. Et réciproquement l’importation est découragée, car les étrangers n’aiment pas à vendre dans un pays à monnaie de papier dépréciée, ou s’ils le font, ils ne pourront le faire qu’en élevant leurs prix, ce qui aura également pour effet de restreindre leur clientèle.

En résumé, il y a un certain jeu automatique dans la balance des comptes qui lui permet de reprendre d’elle-même la position d’équilibre quand elle s’en est écartée — comme ces régulateurs des machines à vapeur qui tendent à ramener toujours la vitesse de la machine à sa position d’équilibre. Le courant ne peut jamais persister dans le même sens, pas plus qu’un courant de marée : tôt ou tard il se renverse, et après avoir emporté le numéraire, il le rapporte.

La preuve qu’il en est bien ainsi, dans les conditions normales, c’est que les statistiques comme l’expérience démontrent que le numéraire n’intervient que pour une très faible part dans les règlements du commerce international — 8 à 10 % d’ordinaire[3]. Il faut donc bien admettre que la balance des comptes se régle d’elle-même et que créances et dettes tendent à s’équilibrer. C’est ce que, dans l’école de Bastiat, on appelle « une harmonie économique »[4].

Et mieux que cela : l’expérience a démontré que toutes les fois qu’à la suite d’un traité de commerce, ou par toute autre cause, un pays a vu ses importations augmenter dans une proportion considérable, il n’a jamais manqué de voir ses exportations augmenter parallèlement. Et réciproquement quand, par le moyen d’un tarif protectionniste, il diminue ses importations, il doit s’attendre à voir diminuer proportionnellement ses exportations[5].

  1. Voir en ce qui concerne la République Argentine et l’Uruguay un article de M. Oloscoaga sur Le Commerce international dans la Revue d’Économie Politique de mai 1895.
  2. Il est indispensable, pour comprendre cette page et la suivante, de lire d’abord le chapitre ci-après sur Le change.
  3. Voici pour la France les chiffres globaux des trois dernières années, exportations et importations réunies, en millions de francs :
    Marchandises. Monnaies.
    1894 
    6.938 
    767
    1895 
    7.094 
    716
    1896 
    7.195 
    991

    Et encore, des chiffres relatifs à la monnaie, il faudrait déduire un tiers environ qui, sous forme de lingots, est destiné des emplois industriels et constitue par conséquent une véritable marchandise.

  4. On peut expliquer la même idée sous une forme peut-être plus frappante en disant que l’échange international tend toujours à prendre la forme du troc — marchandises contre marchandises, — comme chez les sauvages, sauf, bien entendu, la supériorité des procédés employés. En effet, nous venons de démontrer que toute dette vis-à-vis d’un pays étranger détermine une exportation de marchandises vers ce même pays et réciproquement, toute créance sur un pays étranger détermine une importation de Marchandises de ce même pays. Avec quoi, en effet, voulez-vous qu’un pays, à moins de posséder des mines inépuisables d’or ou d’argent, eh bien ! en ce cas ces métaux précieux ne sont pour lui qu’une marchandise comme une autre (Comp. le chap. Comment les perfectionnements de l’échange tendent à nous ramener au troc et voy. dans la Revue d’Économie politique d’août 1897, l’article de M. Walras sur le libre-échange).
    Notez que quand les navires qui emportent des marchandises ne peuvent pas en rapporter et doivent revenir à vide, le fret devient plus onéreux et par suite le commerce plus difficile.
  5. Les chambres de commerce d’Allemagne ont constaté dans leurs rapports sur les résultats des traités de commerce de 1871, que pour tous les articles (sauf un) dont les importations avaient augmenté par suite de dégrèvements consentis, les exportations avaient également augmenté.