Principes d’économie politique/II-2-VI-q-V

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V

DES INCONVÉNIENTS SPÉCIAUX AUX DROITS DE DOUANE.


Même en admettant le bien fondé de la thèse protectionniste à un certain point de vue, il faut avouer que le système particulier employé à cette fin, à savoir les droits de douane, est singulièrement imparfait et fâcheux : ceux-ci ont une kyrielle d’inconvénients :

1o Au point de vue du simple bon sens, il paraît insensé d’admettre qu’un pays puisse augmenter sa richesse rien qu’en fermant plus ou moins sa porte, car au fond le système des droits protecteurs se réduit à cela.

2o Au point de vue des relations internationales, ils mettent de fâcheuses entraves, car en réduisant les importations de marchandises ils tendent à réduire en même temps les exportations ; et ils constituent ainsi la plus monstrueuse contradiction avec les efforts que font les peuples pour faciliter les communications, pour percer les montagnes, couper les isthmes, sillonner les mers de lignes de paquebots subventionnés et de câbles télégraphiques, ouvrir des expositions internationales, établir des conventions monétaires, etc.[1] Peut-on imaginer pire folie que de commencer par dépenser des dizaines, peut-être des centaines de millions, pour percer un tunnel sous les Alpes ou jeter des ponts sur la Manche, et cela fait, mettre des douaniers à chaque bout pour arrêter autant de marchandises que possible !

3o Au point de vue de la consommation, ils tendent incontestablement à renchérir le coût de la vie (quoiqu’en fait ils n’y réussissent pas toujours) ou tout au moins à l’empêcher de diminuer[2].

4o Au point de vue de la répartition, ils créent une injustice, car ils ont pour effet de garantir un revenu minimum aux propriétaires, alors que la loi refuse de garantir aux salariés le salaire minimum qu’ils réclament[3].

5o Au point de vue même de la production nationale qu’ils ont pour but de soutenir, ils lui portent un préjudice incontestable en renchérissant ses matières premières et ses instruments. De là conflits permanents et insolubles entre les diverses branches de la production : quand on a voulu mettre des droits à l’entrée des soies pour protéger les producteurs de cocons des Cévennes et des bords du Rhône, on a soulevé les protestations violentes des dateurs de soie de Lyon ! on met des droits à l’entrée des fils de laine, de soie, ou de coton, on ruine les industries du tissage, etc. — Les procédés compliqués des admissions temporaires ne sont que des palliatifs tout à fait inefficaces[4].

6o Au point de vue du progrès industriel, ils le ralentissent souvent en supprimant ou en atténuant le stimulant de la concurrence extérieure. Dans un discours politique, M. de Bismarck parlait de ces brochets qu’on place dans les étangs peuplés de carpes pour tenir celles-ci en haleine et les empêcher de prendre le goût de la vase. Cette comparaison serait tout à fait de mise ici. Si l’on veut — et tel est précisément le but des protectionnistes — qu’un pays garde son rang de puissance industrielle et commerciale, il faut l’obliger à renouveler constamment son outillage et ses procédés, à éliminer sans cesse les organes usés ou vieillis, comme le serpent qui se rajeunit en changeant de peau ; et comme une semblable opération est toujours fort désagréable, il est douteux que les producteurs s’y prêtent de bonne grâce s’ils n’y sont contraints par une pression extérieure.

7o Au point de vue fiscal, si ces droits sont d’une perception assez commode[5], ils sont extraordinairement vexatoires et coûteux ; ils créent toute une puissante et démoralisante industrie qui s’appelle la contrebande : ils sont très propres à provoquer des conflits internationaux.

8° Même au point de vue purement protectionniste, ils atteignent mal le but proposé, en ce sens qu’ils établissent une protection inégale, insuffisante pour les faibles, inutile pour les forts. Voici un droit de 7 francs par quintal de blé qui doit élever le prix du blé de 20 à 27 francs. Le propriétaire cultivant dans des terrains médiocres ou ne disposant que de ressources insuffisantes, qui ne produit que 10 quintaux par hectare, n’y trouvera qu’un supplément de revenu de 70 francs ce qui ne sera peut-être pas suffisant pour couvrir ses frais ; mais le propriétaire déjà favorisé par la nature ou employant des procédés perfectionnés, qui récolte 30 quintaux par hectare et qui, à raison même de sa situation privilège, pouvait très bien se passer de toute protection, y trouvera au contraire un supplément de revenu de 210 francs par hectare !

9° Enfin au point de vue moral, ils entretiennent dans le pays une équivoque funeste en lui faisant prendre pour un gain ce qui, en réalité, est une charge.


N’y aurait-il donc pas quelque autre système possible pour remplacer les droits de douane, et qu’on pourrait appeler la protection sans droits protecteurs ? Théoriquement, oui. C’est le système des primes à la fabrication de certains produits[6].

Ce procédé ne présente aucun des inconvénients que nous avons signalés comme inhérents au système des droits à l’importation et lui est très supérieur, en théorie du moins, par les raisons suivantes :

1° Il peut être gradué à volonté, de façon à protéger les industriels qui ont le plus besoin de protection et non les autres.

2° Il n’apporte aucune entrave au commerce extérieur et permet le plein développement des importations et des exportations, puisqu’il ne relève pas le prix des produits.

3° Il ne gêne en rien la production, puisqu’il ne renchérit pas les matières premières et ne relève pas le coût de production. Au contraire, il peut être établi sous certaines conditions propres à stimuler les progrès de l’industrie protégée[7].

4° Enfin et surtout ce système ne prétend pas être autre chose que ce qu’il est, à savoir un sacrifice imposé au pays par une raison d’utilité publique. Il ne donne lieu à aucune équivoque ; le public sait qu’il paie cette protection et il sait exactement le prix dont la paie. Et c’est là justement ce qui fait la supériorité économique et morale de ce système.

Mais voilà précisément aussi pourquoi les protectionnistes le goûtent fort peu et n’en demandent que rarement l’application : on y verrait trop clair ! Et c’est là aussi ce qui fait qu’un semblable système ne sera jamais populaire. Il étale sous un jour trop cru les sacrifices qu’il demande à tous et les privilèges qu’il accorde à quelques-uns, et choque par là le sentiment d’égalité. Ajoutons qu’il exigerait un discernement et une impartialité qu’on ne peut guère attendre d’un gouvernement quelconque[8].

    ce qui est très favorable aux opérations commerciales. Il est vrai que, par contre, ils lient les pays contractants et leur ôtent la possibilité de modifier leurs tarifs suivant les circonstances, mais ceci est un bien, non un mal.
    1o De permettre la différentiation des droits suivant les pays avec lesquels on traite, tandis que le tarif général des douanes est nécessairement uniforme et ne peut faire acception des situations particulières des divers pays. Il est vrai que cet avantage se trouve en fait presque annulé par la clause dite « de la nation la plus favorisée », qu’il est d’usage d’insérer dans tous les traités, et en vertu de laquelle toute concession faite par un pays à un autre se trouve de plein droit étendue à tous ceux avec lesquels il a déjà traité. Par exemple, en vertu de l’article 1.1 du traité de Francfort de 1871 (traité qui, étant l’annexe du traité de paix, est perpétuel et non pas seulement conclu pour une période de dix ans, comme les traités de commerce ordinaires), toute réduction de droits faite par la France à un des grands pays d’Europe se trouve de plein droit étendue à l’Allemagne et vice versa. Mais c’est un bien aussi que cette solidarité forcée.
    Des traités ont été conclus récemment entre l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Suisse et la Belgique, constituant ainsi une sorte d’Union douanière de l’Europe Centrale. Les États-Unis ont essayé, sans succès d’ailleurs jusqu’à présent, de constituer une Union douanière embrassant toutes les Républiques d’Amérique (Voy. dans la Revue d’Économie politique, de 1880 et 1891, les articles de MM. Peez et du comte de Leusse).

  1. « Un droit de 20 p. 0/0 équivaut à une mauvaise route, un droit de 50 % à un fleuve large et profond sans les moyens nécessaires de le traverser ; un droit de 10 % c’est un vaste marais qui s’étend des deux côtés du fleuve ; une bande de voleurs qui dépouillent le marchand de presque tout ce qu’il a et l’obligent encore à se sentir heureux d’échapper avec la vie sauve Wells » (David Wells ― A primer of tarif reform, 1885).
  2. L’observation des faits démontre que les droits protecteurs déterminent une hausse de prix correspondante au montant des droits (à moins que le droit ne joue plus par la suite d’une surproduction du marché national). La différence entre le prix du pain en France et le prix du pain en Angleterre ou en Belgique est toujours au moins égale et généralement supérieure au montant du droit, c’est-à-dire à 7 centimes par kilo. Or cette faible somme, multipliée par la consommation annuelle en pain de 38 millions de Français, donne un total de 600 millions fr., à peu près l’équivalent du budget de la guerre !
  3. M. Méline, le principal auteur du tarif douanier actuel en France, l’a dit aussi clairement que possible « La philosophie de notre tarif de douane consiste à soutenir les cours de façon à donner à ceux qui voient baisser leurs bénéfices le maintien de prix rémunérateurs ».
  4. On appelle admissions temporaires l’entrée en franchise accordée à une matière première (fer, blé, etc.) à la condition que cette matière sera réexportée sous la forme de produit manufacturé (machines, farine, etc.) dans un délai donné. Le producteur qui importe ces matières premières doit donner caution de les réexporter dans un délai déterminé ; d’où le nom sous lequel ce système est aussi connu, celui d’acquits à caution. ― On emploie aussi un autre mécanisme connu sous le nom de drawback ; il diffère du précédent en ce que les droits doivent être payés à l’entrée, mais sont restitués à la sortie. Mais l’un et l’autre de ces deux systèmes entraînent, par suite de raisons diverses dans le détail desquelles nous ne pouvons entrer ici, des difficultés sans nombre et même des pertes pour le Trésor.
  5. Et encor la perception n’est pas si commode ! Si le droit est proportionnel à la valeur de la marchandise (c’est ce qu’on appelle droit ad valorem), il donne lieu à des déclarations de valeur mensongères que le droit de préemption de l’administration des douanes ne peut réprimer que dans une faible mesure. Si les droits sont fixés par la loi d’après le poids ou à la pièce de chaque catégorie de marchandises (c’est ce qu’on appelle droits spécifiques et ce sont ceux usités en France), ils exigent des classifications très compliquées et aboutissent néanmoins à des inégalités criantes.
  6. Il ne faut pas confondre ces primes à la production avec les primes à l’exportation, employées par divers pays par exemple l’Allemagne, l’Autriche et la France pour le sucre, et qui ont cet étrange résultat de permettre de vendre meilleur marché aux étrangers qu’aux nationaux !
  7. C’est ainsi que les primes accordées par la loi de 1881 à la marine marchande sont plus ou moins importantes suivant que le navire est à voile ou à vapeur, en bois ou en fer, et suivant la vitesse. C’est ainsi encore que les primes accordées par la loi de 1891 aux filatures de soie sont en raison du degré de perfectionnement de leur outillage.
  8. Il est curieux de constater que presque tous les avantages du système des primes que nous venons d’énumérer avaient déjà été indiqués en 1791 par Hamilton dans son fameux « Rapport sur les manufactures » cité par Rabbeno, Protezionismo Americano, p. 168). Voy. aussi pour le système des primes, Henri George, Protection et Libre-Echange (1887), et en sens contraire, Cauwès, op. cit., t. II, p. 572, et Poinsard, op. cit., p. 441.
    Le système des primes est pratiqué en France pour la marine