Principes d’économie politique/II-2-VII-I

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CHAPITRE VII

LE CRÉDIT


I

COMMENT LE CRÉDIT N’EST QU UNE EXTENSION DE L’ÉCHANGE.


Le crédit est un élargissement de l’échange — comme l’échange lui-même était un élargissement de la division du travail. On peut le définir l’échange d’une richesse présente contre une richesse future.

Par exemple je vous vends de la laine. Mais vous n’avez pas de quoi me payer, c’est-à-dire pas de richesse présente à me donner en échange de celle que je vous livre. Qu’à cela ne tienne ! Vous me donnerez en échange la richesse future que vous vous proposez de créer avec cette laine, c’est-à-dire une valeur équivalente prise sur la valeur de ce drap quand il sera fait.

Ici le fait de l’échange apparaît à l’œil nu : c’est une vente ; la seule différence avec la vente ordinaire, c’est qu’elle est faite à terme au lieu d’être faite au comptant. Mais cette différence, qui paraît de peu d’importance, a des conséquences énormes. Ce n’est pas peu de chose que de faire rentrer l’avenir dans le domaine des contrats !

Voici d’ailleurs une autre forme où le fait de l’échange est moins facile à voir quoique virtuellement existant. Au lieu de vous vendre la laine, je vous la prête, c’est-à-dire que vous me la rendrez quand vous vous en serez servi pour fabriquer votre drap. Bien entendu vous ne me rendrez pas la laine elle-même puisqu’elle aura servi à fabriquer le drap, mais une valeur équivalente que vous tirerez de la vente de votre drap. Ici encore, quoiqu’il ne soit plus question de vente, il est clair qu’il y a échange d’une richesse présente contre une richesse future.

Or ces deux opérations, la vente à terme et le prêt, constituent précisément les deux formes essentielles du crédit.

Comme une chose future vaut nécessairement moins qu’une chose présente, il faudra, pour rétablir l’équilibre dans cet échange, que la valeur restituée par l’emprunteur soit un peu supérieure à la valeur qu’il a reçue. De là vient que la vente à terme se fait toujours à un prix un peu plus élevé que la vente au comptant et la différence s’appelle l’escompte. De là vient aussi que dans le prêt la somme remboursée est toujours un peu supérieure à la somme reçue et la différence s’appelle l’intérêt[1].

Le caractère essentiel du crédit c’est donc la consommation de la chose vendue ou prêtée et l’attente de la chose nouvelle destinée à la remplacer. Car, tandis que dans la location d’une maison ou d’une terre, le bailleur sait qu’elle lui sera restituée et ne la perd pas de vue un seul instant entre les mains de l’emprunteur, celui qui prête une chose destinée à être consommée sait qu’il s’en dépouille irrévocablement ; il sait qu’elle va être détruite et que telle est sa destination[2]. Le sac de blé devra passer sous la meule ou devra être enfoui sous le sillon en attendant la farine ou la moisson nouvelle. Le sac d’écus, quel que soit l’usage qu’on veuille en faire, devra être vidé jusqu’à sa dernière pièce en attendant l’argent futur que l’on espère gagner. Or c’est là une situation vraiment redoutable, aussi bien pour la personne qui emprunte que pour celle qui prête :

1° Quant au préteur d’abord, il est exposé à des risques considérables. Sans doute il compte sur une richesse équivalente qui viendra remplacer celle qu’il a prêtée, mais enfin elle n’existe pas encore ; elle devra être produite à cet effet et tout ce qui est futur est par là même incertain. Les législateurs se sont ingéniés à garantir le prêteur contre tout danger ― et les précautions qu’ils ont imaginées à cet effet constituent une des branches les plus considérables de la législation civile cautionnement, solidarité, hypothèques, etc. ; ― néanmoins il faut toujours de la part du prêteur une certaine confiance, un acte de foi, et voilà justement pourquoi on a réservé à cette forme particulière du prêt le nom de « crédit » qui suppose, en effet, par son origine étymologique, un acte de foi (creditum, credere, croire).

2° Quant à l’emprunteur, son obligation ne consiste pas, comme celle du fermier ou du locataire, à conserver la chose à lui prêtée et à l’entretenir en bon état pour la restituer au terme fixé il faut qu’après l’avoir utilisée, c’est-à-dire détruite, il travaille à en reconstituer une équivalente pour s’acquitter au jour de l’échéance. Il faut donc qu’il ait grand soin d’employer cette richesse d’une façon productive. S’il a le malheur de la consommer improductivement, pour des dépenses personnelles par exemple, ou même simplement s’il ne réussit pas, par une raison quelconque, à reproduire une richesse au moins équivalente à celle qui lui a été prêtée, c’est la ruine. Et de fait, l’histoire de tous les pays et de tous les temps est un véritable martyrologe des emprunteurs qui se sont trouvés ruinés par le crédit. Le crédit est donc un mode de production infiniment plus dangereux que ceux que nous avons vus jusqu’à présent et qui ne peut rendre des services que dans des sociétés très avancées.

  1. Voy. de Bœhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins (traduit en anglais). Nous n’avons pas à nous occuper ici de la question de savoir si cette différence, l’escompte ou l’intérêt, est légitime ou abusive et si on pourrait la supprimer. Nous retrouverons cette question dans la répartition des richesses.
  2. Le véritable prêt implique l’aliénation ; c’est celui que dans la langue juridique on désigne sous le nom de prêt de consommation (mutuum) le prêt de choses fongibles, c’est-à-dire, de choses qui doivent se consommer nécessairement pour pouvoir être utilisées et dont l’argent est le type. ― Car s’il s’agit du prêt d’un objet certain que l’emprunteur devra rendre tel quel, prêt d’une maison où d’une terre (qui s’appelle bail à ferme ou à loyer), prêt d’un cheval ou d’un livre (qui s’appelle prêt à usage), en ce cas la définition que nous avons donnée ne s’applique plus : il n’y a plus d’échange, il y a location : mais aussi il n’y a plus de crédit.