Principes d’économie politique/III-I-I-IV

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IV

ÉVOLUTION DU DROIT DE PROPRIÉTÉ QUANT À SON OBJET.


Aujourd’hui toute richesse sans exception — à la seule condition qu’elle puisse être appropriée, ce qui exclut l’air, la mer, les grands cours d’eaux — peut faire l’objet d’un droit de propriété individuel, et, en fait, dans tous les pays d’Europe la presque totalité des richesses sont appropriées.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps au contraire où la sphère de ta propriété individuelle était infiniment petite.

Elle a compris tout d’abord sans doute précisément ces richesses qui ont cessé depuis longtemps d’être l’objet du droit de propriété dans tous les pays civilisés, je veux dire les esclaves et les femmes. Elle comprenait aussi les objets servant directement à la personne, les bijoux, les armes, le cheval, et dont l’appropriation individuelle se reconnaissait à ce signe qu’on les enfermait avec le propriétaire dans son tombeau (les esclaves et les femmes souvent aussi !).

Puis elle comprit aussi, sinon encore à titre de propriété individuelle, du moins comme propriété familiale, la maison, parce que la maison c’était le foyer, c’étaient les dieux pénates et que les dieux appartenaient à la famille[1].

Puis elle s’étendit à quelque portion de terre, tout au moins celle où étaient les tombeaux de famille, car les ancêtres aussi étaient la propriété de la famille. Mais, malgré ce premier pas, la propriété individuelle sur le bien par excellence, presque la seule richesse des anciens, la terre, fut très lente à s’établir[2]. En étudiant le revenu foncier, nous verrons comment la terre à son tour est rentrée, en droit, dans le domaine de la propriété et y rentre, en fait, tous les jours par les progrès de la colonisation et des défrichements, en sorte que le jour n’est pas loin où la propriété individuelle aura recouvert la terre entière et tout ce qu’elle contient à sa surface.

Tour à tour et suivant l’époque, telle ou telle propriété prend une importance particulière : — le bétail chez les peuples pasteurs, — la terre sous le régime féodal, — les mines de charbon quand vient l’ère de la machine à vapeur. La propriété individuelle s’est même créée de nos jours des objets nouveaux, inconnus des anciens : 1° d’abord sur les 200 ou 220 milliards qui constituent la richesse totale de la France, plus du tiers, 80 milliards environ, sont ce qu’on appelle des valeurs mobilières, c’est-à-dire des créances ou des parts de propriété mises sous la forme de titres de crédit, de feuilles de papier qu’on glisse dans un portefeuille et qui constituent aujourd’hui la forme la plus commode et la plus enviée de la richesse ; — 2° de plus les œuvres immatérielles de la littérature, de la science, de l’art, sont devenues des objets de propriété, sous le nom de propriété littérale, artistique et de brevets d’invention.

Il est possible que dans l’avenir la propriété individuelle revête d’autres formes dont nous n’avons aucune idée aujourd’hui.


  1. Voy. La Cité antique de Fustel de Coulanges.
  2. « D’après Meyer, la langue hébraïque n’a pas de mots pour exprimer la propriété foncière. D’après Mommsen, l’idée de propriété chez les Romains n’était pas primitivement associée aux possessions immobilières, mais seulement aux possessions en esclaves et en bétail, familia pecuniaque. Voyez aussi l’étymologie du mot mancipatio qui suppose évidemment un objet mobilier ». Herbert Spencer, Sociologie, tom. III.