Principes d’économie politique/III-I-II-III

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III

LE SAINT-SIMONISME.


L’école de Saint-Simon, aujourd’hui oubliée, a exercé sur toute une génération, en France et même ailleurs, une prodigieuse influence. Bien qu’elle n’ait plus aujourd’hui qu’un intérêt historique, nous devons cependant en dire un mot parce qu’elle représente une formule de répartition très séduisante : à chacun selon ses mérites.

Ce système est une sorte de communisme, puisque tous les métiers, professions et branches quelconques de l’activité humaine deviendront des fonctions publiques, dans le sens le plus rigoureux du mot, conférées et rétribuées par l’État. Mais il a ceci de particulier d’être un socialisme aristocratique. Bien loin de proscrire les industriels, les capitalistes, les banquiers mêmes, cette école leur confère — au-dessous des savants et des prêtres pourtant — le gouvernement de la société. Il ne s’offusque point de l’inégalité et ne veut point la changer : seulement il veut remplacer l’inégalité qui tient à la naissance par l’inégalité qui tient aux mérites individuels[1]. Et c’est ce qu’il exprime par sa formule célèbre : « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ». La Révolution n’a pu aboutir, disait-il, parce qu’en supprimant tous les privilèges politiques, fiscaux, civils, que conférait la naissance, elle en a oublié un, le plus exorbitant et le plus absurde de tous, celui de la fortune : logiquement elle devait abolir l’hérédité partout et, avant tout, dans les fonctions sociales les plus importantes, celles de propriétaire foncier, de capitaliste, de grand patron.

La devise « À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres[2] » est certainement plus fière que celle du communisme égalitaire, mais elle vaut peut-être encore moins au point de vue de la justice. La supériorité intellectuelle, pas plus que la supériorité physique, ne doivent être un titre à la richesse. Elles constituent déjà par elles-même un privilège suffisant et n’ont pas besoin d’être aggravées encore par un nouveau privilège, à savoir le droit de revendiquer une plus forte part des biens matériels[3] !

Au point de vue pratique, elle serait d’une réalisation encore plus impossible. Qui donc sera chargé de déterminer la capacité et le mérite de chacun et la rémunération à laquelle il aurait droit ? — Sera-ce le gouvernement qui nommera chaque individu dans chaque genre de travail, absolument comme il nomme aujourd’hui les fonctionnaires et leur assigne un rang et un traitement proportionné à leur mérite présumé ? Ce gouvernement devra donc être un pape infaillible, comme l’était, en effet, « le Prêtre » dans le système de Saint-Simon, pour qu’on puisse songer à lui attribuer un aussi prodigieux pouvoir.

Le sentiment public est certainement moins choqué de voir la fortune distribuée comme aujourd’hui par le hasard de la naissance[4] qu’il ne le serait de la voir dispensée par la faveur et l’arbitraire d’un pontife quelconque. Et si on remplaçait le choix du Gouvernement par le suffrage des électeurs, on peut compter que ce ne serait pas précisément le régime des capacités qui serait réalisé. Et si finalement on se rabattait sur un système de concours et d’examens s’étendant à tous les genres de travaux et d’occupations, depuis les plus infimes jusqu’aux plus relevés, on créerait le pire des mandarinats.


    prédilection ni répugnance pour certains aliments. — Art. 27. Être résigné aux gênes et aux inconvénients de la vie commune… Art 37. Se soumettre à la discipline, etc., etc.

  1. Il n’est pas dit que, par réaction contre le collectivisme démocratique et égalitaire, on ne voit d’ici peu un renouveau de ce socialisme aristocratique. L’idéal de Renan (surtout dans ses Dialogues philosophiques) est tout à fait celui-là et la jeune littérature, à la suite de l’allemand Nietzche, paraît incliner en ce sens.
  2. Saint-Simon, mort en 1835, n’a laissé qu’un système politico-religieux assez incohérent quoique illuminé de traits de génie. Mais il laissa une grande école qui exerça une véritable fascination sur les esprits les plus distingués de ce temps, et deux de ses disciples, Bazard et Enfantin, développèrent singulièrement sa doctrine et lui donnèrent plus de précision, en particulier au point de vue économique. On sait qu’Auguste Comte a été d’abord son disciple, mais s’est fait ensuite un système indépendant, une religion, qui compte encore à ce jour quelques temples et quelques fidèles. Il avait retenu ce principe essentiel que « la propriété est une fonction sociale ». Au reste, les Physiocrates l’avaient déjà dit.
  3. « A consulter l’opinion publique, il semblerait que le plus intelligent et le plus habile est une sorte de créancier naturel des esprits ordinaires. Mais ce sont là de graves erreurs contre la loi morale » (Renouvier, Morale, t. II).
  4. Et d’ailleurs, dans les pays où existe la liberté de tester, on ne saurait dire que la fortune est distribuée uniquement par le hasard de la naissance : elle l’est par la désignation du père de famille. Il peut choisir entre ses enfants celui qui lui parait le plus capable d’exercer « la fonction capitaliste ou propriétaire », et même, si aucun d’eux ne lui paraît digne de la remplir, désigner un étranger. Le cas sera rare, nous le voulons bien : pourtant, il s’est présenté plus d’une fois aux États-Unis.