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Principes d’économie politique/III-II-I-VIII

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VIII

DE L’AVENIR DU SALARIAT.


Malgré les causes naturelles qui tendent à relever le taux des salaires, malgré l’intervention de plus en plus active du législateur pour améliorer la condition des salariés, le salariat aura toujours certains vices graves et impossibles à corriger parce qu’ils tiennent à sa nature même.

Sans doute le salariat ne laisse pas de présenter certains avantages que les économistes s’attachent surtout à mettre en lumière[1]. Les deux principaux sont :

En ce qui concerne l’entrepreneur, de lui laisser, avec la propriété définitive du produit, la direction et la responsabilité de l’entreprise ; — en ce qui concerne l’ouvrier, de lui assurer un revenu certain, immédiat et indépendant des risques de l’entreprise. Et ces avantages sont si réels que non seulement les entrepreneurs mais les ouvriers eux-mêmes préfèrent généralement ce mode de rétribution à tout autre, par exemple à celui qui paraîtrait beaucoup plus équitable, l’association de gains et de pertes avec le patron.

L’association, en effet, suppose entre les associés une certaine égalité de situation et une certaine communauté de but. Or, entre celui qui possède et celui qui ne possède rien, entre le prolétaire et le capitaliste, cette égalité fait défaut. L’un cherche à faire fortune ; l’autre cherche à gagner sa vie : l’un escompte des résultats plus ou moins éloignés ; l’autre attend son pain de chaque jour : l’un prend pour règle que qui ne risque rien ne gagne rien ; l’autre ne peut rien risquer n’ayant rien à perdre. Nous verrons plus loin en parlant de la participation aux bénéfices, dans quelle mesure on peut essayer de résoudre ces difficultés.

Mais voici d’autre part les inconvénients qui, à notre avis, l’emportent de beaucoup sur les avantages :

1° Par ce mode de rémunération, le travail, c’est-à-dire le travailleur, car il est impossible en fait de séparer l’un de l’autre, est assimilé à une marchandise et comme telle subit sur le marché toutes les lois naturelles, mais amorales aussi, qui règlent la valeur des marchandises. C’est en ce sens qu’on a pu dire (c’est même Chateaubriand qui l’a dit d’abord !) que le salariat était une survivance de l’esclavage et de la traite où l’homme aussi était assimilé à une chose dans le commerce. — N’en est-il pas de même du propriétaire et du capitaliste, dira-t-on ? Eux aussi, pour leur revenu, intérêt ou rente, ne subissent-ils pas la loi de l’offre et de la demande ? Sans doute, mais aussi eux n’apportent sur le marché que leurs biens et non leurs personnes. Ce n’est pas ici une question de vanité, mais une question de justice. Celui qui échange sa personne contre de l’argent ne sera jamais dans les mêmes conditions que celui qui échange une marchandise contre de l’argent[2].

2° Le contrat de salaire est ce qu’on appelle dans la langue du droit un contrat à forfait, c’est-à-dire un contrat par lequel l’ouvrier se désintéresse de tout droit sur le produit de son travail moyennant une somme fixe que l’entrepreneur s’engage à lui payer par semaine ou par mois[3].

Or, qu’en règle générale la masse des travailleurs se trouve privée de tout droit sur les produits du travail, voilà un état de choses dangereux et vraiment contre nature.

Du moment que le travailleur n’a pas un intérêt direct sur le produit de son travail, il n’a plus grand intérêt à bien travailler ni à beaucoup produire. Il n’y a plus que le sentiment du devoir ou celui de la crainte — non plus la crainte du fouet, comme l’esclave, mais la crainte d’être renvoyé et de perdre son gagne-pain — qui puissent le déterminer à faire pour le mieux : or, de ces deux mobiles, le premier n’agira jamais que sur des consciences d’élite et malheureusement va s’affaiblissant au fur et à mesure que l’antagonisme entre le patron et l’ouvrier va s’accentuant : le second, il faut le dire à l’honneur de la nature humaine, n’a jamais réussi à obtenir de l’homme quelque chose de bon.

C’est pour corriger dans une certaine mesure cet inconvénient qu’on tend à adopter aujourd’hui le travail à prix fait ou aux pièces, dans lequel l’ouvrier est payé non plus à la journée ou à l’heure mais à raison du nombre d’objets confectionnés. Mais les ouvriers sont généralement hostiles à ce mode de rémunération qu’ils considèrent comme un mode d’exploitation plus raffinée, destiné à extorquer des travailleurs le maximum de travail sans les payer davantage[4].

3° Enfin ce régime crée entre le patron et l’ouvrier un antagonisme d’intérêts inévitable. En effet, il est naturel que l’ouvrier croie de son intérêt de fournir le minimum de travail en échange du salaire qu’il touche, tandis que le patron de son côté cherchera à obtenir le maximum de travail en échange du minimum du salaire[5]. De là des conflits toujours renaissants sous forme de grèves qui, depuis quelques années, constituent dans tous les pays un des principaux éléments des préoccupations du public.

Chaque grande école a naturellement son système sur l’amélioration ou l’abolition du salariat.

L’école libérale, comme nous l’avons déjà dit, considère le salaire comme le mode de rémunération le plus parfait qu’on puisse imaginer, parce qu’il est « le type du contrat libre »[6] et par conséquent l’accepte comme définitif. La seule amélioration qu’elle demande c’est que ce contrat devienne de plus en plus libre, soit par l’exercice du droit de coalition qu’elle a toujours admis (c’est une justice à lui rendre), soit par certaines institutions, telles que les Bourses de travail[7], qui rendront la main-d’œuvre plus mobile, qui perfectionneront le jeu de l’offre et de la demande — en un mot qui assimileront de mieux en mieux le trafic de la main d’œuvre à celui des marchandises.

L’école collectiviste réclame hautement l’abolition du salariat qu’elle considère comme la dernière forme de l’esclavage : au travailleur, dit une formule de style dans tous les programmes ouvriers, « l’intégralité du produit de son travail ». Mais nous croyons que loin de l’abolir, elle ne ferait par son système que le perpétuer et l’universaliser — et c’est un nouveau grief que nous ajouterions à ceux que nous avons déjà fait valoir contre elle (Voy. pp. 430-434). En effet son programme consiste, comme nous le savons, à faire de la nation ou de la commune le seul entrepreneur et à supprimer toute entreprise individuelle : donc chacun travaillera pour le compte de la nation et recevra d’elle sa part proportionnellement à la quantité de travail qu’il aura fourni. Si ce n’est pas là le salariat, il faut avouer du moins que cela lui ressemble beaucoup. Il serait plus exact de dire que le collectivisme supprimera — non les salariés, car nous le serons tous sans exception — mais les patrons, car le seul patron sera la Nation.

L’école catholique accepte le salariat comme un état normal et définitif : elle est logique en cela, puisque le patronage et le patronat sont la base de son système social. Seulement elle proteste contre l’assimilation entre la main-d’œuvre et les marchandises ; elle ne veut pas que le salaire soit réglé par la loi de l’offre et de la demande. Elle déclare que l’ouvrier a droit au juste salaire — en entendant par là le salaire suffisant pour lui permettre de vivre, lui et sa famille, dans des conditions décentes et dignes d’une créature de Dieu qui a droit au pain quotidien d’abord, mais « qui ne vit pas de pain seulement »[8].

Mais qui déterminera la limite nécessaire à cette vie décente ? Sans doute le patron. Or, en le supposant si éclairé et si altruiste qu’on voudra, la garantie sera mince. D’ailleurs, au point de vue purement théorique auquel nous nous plaçons ici, ce critérium d’un juste salaire peut être considéré comme injuste, car il implique tout de même qu’à un certain chiffre le salaire sera jugé suffisant. Or, pourquoi alors n’y aurait-il pas aussi un « juste revenu », c’est-à-dire un revenu limité à un certain niveau, pour le propriétaire ou le capitaliste ? Il n’y a aucune raison pour limiter à un niveau quelconque la part du salarié alors que la part des autres copartageants est supposée illimitée. Pourquoi serait-il le seul à devoir se contenter d’une sage médiocrité ? Il a sinon plus, du moins autant de droits que les autres, à participer à tous les fruits d’une civilisation grandissante, fussent même des fruits de luxe.

L’école coopérative enfin considère le salariat comme une forme relativement inférieure et destinée à être remplacée progressivement par celle de l’association. Elle espère qu’un jour les ouvriers, réunis en associations coopératives et copropriétaires des instruments de production, pourront toucher la totalité de leur produit et cesseront ainsi d’être salariés pour devenir leurs propres maîtres. — En attendant, et aussi longtemps que subsiste la nécessité du patronat et par conséquent du salariat qui en est la contre-partie, elle cherche à greffer sur le salariat, pour le corriger, l’association sous forme de participation aux bénéfices. L’ouvrier, en dehors de la part qu’il touche à titre de salaire et qui continuerait à être réglée par la loi de l’offre et de la demande, toucherait une part proportionnelle au produit, c’est-à-dire proportionnelle à l’accroissement général des richesses. C’est ce que nous verrons plus loin à propos du profit.

  1. Il ne faudrait point du reste s’imaginer que ce sont ces avantages qui ont fait adopter ce mode de rémunération : ce sont uniquement des nécessités historiques. Pourtant M. de Molinari semble dire que le salariat a été une découverte merveilleuse comme celle du vaccin ou de la locomotive. « Par suite de l’impossibilité où se trouvent les ouvriers d’attendre le résultat de la production et d’en courir le risque, on a inventé le salariat » (Journal des Économistes, mars 1892, p. 332-333).
  2. N’est-ce pas le cas pourtant, dira-t-on, de ceux qui exercent les professions libérales les plus hautes, celles de l’art ou de la science ? Non : on ne peut pas dire que les honoraires d’un chirurgien illustre ou d’un ténor sont par l’offre et la demande : s’il en était ainsi, les services des médecins, avocats, acteurs, seraient à bon marché à Paris, car il n’en manque pas sur le marché !
  3. Et en effet, le contrat de salaire étant donné, on ne voit pas d’autre moyen de déterminer la part qui doit revenir à chacune des deux parties, le capital et le travail, sinon un forfait. Il en serait autrement si l’on pouvait trouver un moyen rationnel de déterminer la part de chacun d’eux. Le problème se pose en ces termes : Étant donnés deux facteurs, dont l’un est le travail manuel seul et l’autre le capital seul, qu’on fait coopérer à une entreprise quelconque, quelle est théoriquement la part qui doit revenir à chacun d’eux dans le produit ? Voici Robinson qui fournit un canot et un filet à Vendredi qui ne fournit que ses bras. À la fin de la journée Vendredi rapporte 10 paniers de poissons. Combien doit-il en revenir à Robinson (le Capital) ? combien à Vendredi (le Travail) ?
    Nous considérons le problème comme insoluble, aussi insoluble que celui énoncé ironiquement par Stuart Mill quand il dit : étant données les deux lames d’une paire de ciseaux employée à couper une étoffe, quelle est celle des deux qui a droit à la plus grosse part ? — Cependant bon nombre d’économistes se sont exercés sur ce thème. Un économiste allemand M. de Thünen, dans un livre très remarquable d’ailleurs sur le Salaire naturel s’est efforcé de démontrer à l’aide des mathématiques que le salaire naturel était la moyenne géométrique entre deux facteurs : le premier qui est la valeur consommée pour l’entretien du travailleur, le second qui est la valeur produite par son travail. Si on désigne le premier par et le second par , on a la formule .
    Voy. pourtant un autre essai pour résoudre le même problème dans M. Pantaleoni, Principii d’Economia pura. (p.340).
  4. 1° Encore dans l’industrie l’infériorité productive du travail salarié est-elle moins sensible parce que ce travail peut être surveillé de près, parce que ses résultats peuvent être immédiatement contrôlés et parce qu’on emploie le plus possible le système du travail à prix fait. Mais c’est surtout dans la production agricole que l’infériorité du salariat se révèle, et cela : 1° parce que la surveillance y est beaucoup plus difficile que dans une usine et d’autant plus difficile que la propriété est plus grande ; 2° parce que les résultats du travail d’un ouvrier agricole ne peuvent en général être appréciés qu’au bout d’un très long temps et encore d’une façon fort incertaine ; 3° parce qu’on ne peut recourir au travail à prix fait que d’une façon exceptionnelle, la bonne exécution, du travail ayant dans l’agriculture beaucoup plus d’importance que la rapidité.
  5. Dans l’enquête de 1886 en Belgique nous trouvons cette déclaration d’un patron, citée par Vandervelde (Enquête sur les Associations professionnelles, t. III. p. 98) qui n’a que le tort d’une franchise un peu cynique « La science industrielle consiste à obtenir d’un être humain la plus grande somme de travail possible en le rémunérant au taux le plus bas ».
  6. Voy. M. P. Leroy-Beaulieu passim et notamment dans l’Économiste Français, 1886, II, pp. 429 et 507.
  7. Voy. de Molinari, les Bourses du travail et ci-dessus, p. 461.
  8. C’est à peu près ce que l’on appelle en Angleterre, par une expression difficile à traduire, living wage, le salaire qui permet à l’ouvrier de mener une existence jugée confortable dans le milieu où il vit. Mais elle n’est guère plus précise. Car notez bien que ce living wage qui a été évalué par le Conseil du comté de Londres à 24 sch. par semaine (30 fr.) a été évalué par le socialiste Keir Hardie à 3 £ (75 fr.) !