Principes d’économie politique/III-II-II-II

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II

DE LA LÉGITIMITÉ DE L’INTÉRÊT.

Entre toutes les catégories de revenus, il n’en est aucun dont la légitimité ait été plus vivement contestée que celui qui provient d’un capital prêté et qu’on appelle l’intérêt. Depuis plus de deux mille ans cette question a soulevé une polémique véhémente et ininterrompue.

Voici les points principaux de la discussion :

1° On disait, comme Aristote, que l’argent est improductif : une pièce de monnaie ne fait pas de petits.

Et les économistes de répondre que l’argent ne fait que représenter le capital qui, lui, est productif et par définition et par nature. Avec de l’argent, dit Bentham, on achète des moutons qui, eux, font des petits.

2° On disait qu’en prêtant son argent, le prêteur ne s’impose aucune privation réelle et qu’en conséquence il n’a droit à aucune indemnité sous forme d’intérêt ?

Et les économistes de s’évertuer à démontrer que le capitaliste au contraire est obligé de se priver pour créer le capital et de déclarer, comme Senior, que l’abstinence est la seule source du capital.

3° On disait que la pérennité de l’intérêt est une monstruosité. Au taux de 5 % (et sans tenir compte de la capitalisation des intérêts) il arrive qu’au bout de 20 ans le préteur a déjà récupéré, par les intérêts annuels, toute la somme prêtée ; au bout de 40 ans, il l’a touché deux fois et au bout d’un siècle, cinq fois : et il conserve encore néanmoins son droit au remboursement intégral du fond !

Et on répondait que le paiement des intérêts ne représente nullement le paiement par à-comptes de la somme prêtée, pas plus que le fermage ne représente le prix d’achat de la terre on mêle là deux choses qui n’ont aucun rapport. L’intérêt, comme le fermage, représente le paiement de l’usage d’une richesse perpétuelle ou du moins qui a pour caractère de se perpétuer par voie de renouvellement et, comme le phénix, de renaître éternellement de ses cendres ; or, si l’usage qu’on peut faire d’une chose est perpétuel, pourquoi le prix de cet usage ne serait-il pas aussi perpétuel ?[1]

4° On disait que l’emprunteur s’engage à rendre plus qu’il n’a reçu.

Et on répond non, car si je vous donnais à dîner aujourd’hui en échange d’un dîner pareil que vous me donnerez dans 100 ans, je vous donnerais beaucoup plus que je ne recevrais et c’est moi qui jouerais le rôle de dupe. Pourquoi ? Parce qu’un dîner à échéance d’un siècle ne vaut pas un dîner présent. Par la même raison, si je vous donnais 100 fr. aujourd’hui en échange de 100 fr. que vous me donnerez dans un siècle, l’échange ne serait pas équitable et même à un an de date, il ne le serait pas non plus, il n’y a qu’une différence de degré : jamais pour l’homme le futur ne vaut le présent. Et c’est justement pour rétablir l’équilibre qu’on convient que je vous donnerai 100 présentement et que vous me donnerez 105 dans un an. Ces 5 représentent la différence entre la valeur du présent et celle du futur[2].

Mais toute cette discussion est scolastique et inutile. Il suffit d’admettre la légitimité de la propriété du capital pour que la légitimité de l’intérêt en découle nécessairement. De même qu’une fois admis que les maisons peuvent faire l’objet d’un droit de propriété légitime, la légitimité du loyer va de soi sans qu’il soit besoin d’aller rechercher si la maison pouvait recevoir un emploi productif ou si le propriétaire, en renonçant à l’habiter, ne se prive pas.

Même dans le cas où le capital emprunté n’a pas reçu et ne pouvait pas recevoir, par le fait des circonstances, un emploi productif, en d’autres termes, dans le cas où il n’est pas un capital mais un simple objet de consommation, pourquoi le propriétaire de cette richesse serait-il obligé à la prêter gratis ? Le précepte mutuum date nil inde sperantes est évidemment de l’ordre évangélique, mais non de l’ordre économique, absolument comme le précepte qui recommande à celui qui a deux habits d’en donner un. Au point de vue économique et juridique, le simple principe que nul ne peut être dépouillé de son bien et que celui qui consent à s’en dessaisir au profit d’autrui a le droit de ne le faire qu’à telles conditions qu’il lui plaît de fixer, suffit évidemment pour justifier l’intérêt.

Qu’importe qu’il se prive ou non ? Depuis quand la rémunération, le profit ou le salaire de quelqu’un, sont-ils en raison des privations qu’il éprouve ! En vertu de quel principe serais-je tenu de mettre gratuitement à la disposition de mes semblables les biens dont je ne puis pas ou ne veux pas faire usage pour moi-même ? Faut-il que je laisse les gens s’installer dans mon appartement parce que je suis forcé de m’absenter, ou que je les laisse manger dans mon assiette parce que je n’ai pas faim ? On ne pourrait soutenir cette thèse qu’en partant du principe que l’homme en ce monde a droit seulement à la quantité de richesses strictement nécessaires à sa consommation personnelle et que l’excédent appartient de droit à la masse, c’est-à-dire en se plaçant sur le terrain du communisme pur.

Aussi bien la question n’est-elle plus guère discutée aujourd’hui. L’école catholique, tout en conservant une vieille haine contre l’intérêt usura vorax, se borne à chercher les moyens de diminuer la puissance de l’argent, préoccupation d’ailleurs parfaitement légitime. Les socialistes eux-mêmes, du moins dans l’école collectiviste, admettent très bien que l’intérêt est une conséquence inévitable de droit de propriété[3]. Seulement ils transportent la question sur un autre terrain et au lieu d’attaquer la légitimité de l’intérêt, ils attaquent, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la légitimité de la propriété des capitaux. Il est clair que du jour où la propriété individuelle des capitaux aurait été abolie, l’intérêt serait aboli du même coup. En ceci nous sommes parfaitement d’accord[4].

Alors puisque la légitimité de l’intérêt paraît aujourd’hui si évidente, pourquoi a-t-elle été si longtemps contestée ? Ceci tient à des causes historiques que nous allons exposer.

  1. Mais, disait-on, si l’emprunteur a mangé la richesse prêtée — et il est possible qu’il ne l’ait empruntée précisément que pour manger ! — alors elle ne se renouvellera pas ? Sans doute cela revient à dire que l’emprunt pour la consommation conduit à la ruine. Nous l’avons déjà dit (p. 327).
  2. Cet argument, déjà invoqué par Turgot, est celui sur lequel M. de Böhm-Bawerk a édifié toute sa théorie. (Voy. son livre déjà cité, Kapital und Kapitalzins et son article Une nouvelle théorie sur le capital dans la Revue d’Économie Politique, 1889).
  3. Proudhon, dans sa fameuse discussion avec Bastiat sur la gratuité du crédit, ne contestait pas non plus la légitimité de l’intérêt dans l’organisation économique actuelle et il s’impatiente, non sans raison, de voir Bastiat lui démontrer obstinément une vérité qu’il tient pour admise d’avance. Seulement il prétend pouvoir organiser une société dans laquelle (par un mécanisme spécial qu’il appelle la Banque d’Échange) les capitaux seront mis gratuitement à la disposition de qui en voudra, ce qui aurait évidemment pour conséquence, par voie de concurrence, de faire tomber à zéro l’intérêt (Voir sur cette idée, ci-dessous p. 501 note).
  4. On peut se demander cependant comment, même sous un régime collectiviste — puisque ce régime admettrait une certaine propriété individuelle sous la forme de bons de travail, d’objets de consommation ou même d’instruments du travail personnel — on pourrait empêcher que ces parts de propriété individuelle ne fussent prêtées à intérêt par ceux qui les possèdent à ceux qui en seraient dépourvus.