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Principes d’économie politique/III-II-IV-I

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CHAPITRE IV

LE PROFIT

I

DE LA NATURE ET DE LA DÉFINITION DU PROFIT.

Nous connaissons déjà ce personnage important qui s’appelle dans la langue économique l’entrepreneur — Le revenu qu’il touche s’appelle le profit.

Quelle est la nature de ce revenu ? Il n’est pas très facile de le distinguer de ceux que nous avons, déjà étudiés.

Les économistes anglais ont toujours assimilé l’entrepreneur au capitaliste. Ils ne le désignaient même pas sous un autre nom, et par conséquent le profit n’était pour eux qu’un revenu du capital, analogue à l’intérêt, quoique distinctes ce qu’il devait être toujours à un taux supérieur, ne fût-ce qu’à raison des risques courus dont le capitaliste rentier est exempt. Et il faut reconnaître que cette façon de voir les choses parait assez conforme aux faits. En fait, toujours l’entrepreneur possède sinon tout, du moins partie du capital nécessaire à l’entreprise. En fait, le taux de profit est toujours solidaire du taux de l’intérêt et se calcule comme lui, en tant pour cent du capital employé : si l’intérêt, par exemple, est de 5 p. 0/0, le profit sera de 10 p. 0/0, et on considère comme naturel que tel entrepreneur qui a engagé dans une affaire un capital dix fois plus grand que tel autre réalise un profit dix fois plus grand. En fait, dans toutes les grandes entreprises sous la forme de sociétés par actions, tous les profits vont aux actionnaires qui ne sont que de purs capitalistes.

Cependant cette première interprétation doit être écartée, car si le capitaliste est généralement entrepreneur ce n’est pas en vertu d’une relation nécessaire : c’est seulement, comme nous allons le voir, parce que la possession de son capital lui confère une sorte de monopole, mais les deux rôles sont très distincts en théorie et souvent même séparés en fait, car en cherchant un peu on trouverait facilement des entrepreneurs qui ne sont point capitalistes, qui ne travaillent qu’avec des capitaux empruntés et touchent tout de même des profits. Et quant aux actionnaires, nous verrons que leurs dividendes sont plutôt une forme d’intérêt qu’une forme de profit.

C’est donc avec raison que les économistes français ont détaché le rôle de l’entrepreneur de celui du capitaliste pour faire du premier un personnage distinct et qu’ils l’ont baptisé du nom sous lequel il est désormais connu. Le caractère qui leur a paru prédominant en lui, c’est celui de travailleur, et le profit leur apparaît comme la rémunération du travail, mais d’un genre de travail différent du travail manuel, supérieur au point de vue de la productivité, et qui comprend :

1° L’invention, acte capital de toute production, ainsi que nous l’avons vu (Voy. p. 110). Toutes les grandes fortunes industrielles (acier Bessemer, machine à coudre Singer, etc.) sont le résultat d’inventions. Nous avons vu que l’acte véritablement productif, c’est l’idée. Or le rôle de l’entrepreneur est justement d’avoir des idées — non pas nécessairement des idées de génie — mais des idées commerciales, et par-dessus tout de découvrir ce qui plaira au public. Il ne suffit pas que l’entrepreneur invente de nouveaux modèles il faut, si j’ose dire, qu’il invente de nouveaux besoins.

2° La direction. Le travail collectif est plus productif que le travail isolé, c’est une loi fondamentale de l’économie politique, mais à la condition d’être organisé, discipliné, commandé. Il faut donc quelqu’un qui distribue les tâches et assigne à chacun sa place : c’est le rôle de l’entrepreneur et c’est pour cela qu’on l’a appelé « le capitaine de l’industrie ». En effet, il en est de l’industrie comme de la guerre. Qui gagne la bataille ? C’est le général. Sans doute, de bons soldats y contribuent, tout comme de bonnes armes, mais ce ne sont que les conditions du succès, non la cause efficiente et la preuve, c’est que les mêmes troupes avec le même matériel, mais mal commandées, seront battues. Dans l’entreprise aussi c’est le commandement qui fait tout : et la preuve, c’est que de deux entreprises employant un personnel d’ouvriers de capacité équivalente, on voit tous les jours l’une réussir là où l’autre échoue misérablement.

3° La spéculation commerciale. Ce n’est rien que de produire : l’important c’est de vendre, c’est de trouver des débouchés. Aussi aujourd’hui l’entreprise tend-elle à prendre de plus en plus un caractère commercial, et voilà encore un des traits caractéristiques du travail de l’entrepreneur et de la plus haute importance sociale, puisque c’est cette spéculation qui rétablit l’équilibre sans cesse troublé entre la production et la consommation.

Il y a beaucoup de vrai aussi dans cette seconde explication. Cependant celle-là non plus ne paraît pas dégager la nature essentielle du profit et elle parait plutôt inspirée par l’arrière-pensée de le justifier contre les attaques des socialistes. Il n’est en effet aucun des travaux que l’on vient d’énumérer comme caractéristiques de l’entrepreneur — répliquent fort bien les collectivistes —, inventions, opérations commerciales et même direction, qui ne puissent être et qui, par le fait, dans toutes les grandes entreprises constituées en sociétés ne soient confiées uniquement à des salariés : ingénieurs, chimistes ou gérants.

Enfin un grand nombre d’économistes aujourd’hui considèrent l’entrepreneur comme investi d’un monopole[1] — à peu près comme le propriétaire foncier, quoique avec des différences assez notables et dès lors le profit apparaît comme le revenu d’un monopole. Ce monopole peut être naturel, c’est-à-dire résulter de certaines qualités personnelles exceptionnelles ou de certains avantages de situation ; il peut aussi être légal et résulter par exemple d’un tarif de douane protecteur ou de brevets d’invention. Il peut résulter même de n’importe quelle circonstance, car le monopole n’est pas un fait exceptionnel il est partout. Un petit épicier qui a son magasin au coin de la rue jouit, par cette seule situation, d’un certain monopole. Toute individualité c’est-à-dire, le simple fait d’être soi et de n’être point autrui constitue, à vrai dire, un monopole.

Et cette explication nous parait la plus conforme aux faits. Elle explique d’ailleurs pourquoi le capitaliste se confond généralement avec l’entrepreneur : c’est tout simplement parce que, aucune entreprise ne pouvant être abordée sans un certain capital, la possession d’un capital constitue par elle-même un véritable monopole qui peut être exploité fructueusement. Elle explique aussi pourquoi certaines qualités personnelles exceptionnelles, telles que celles sur lesquelles insistent les partisans de la théorie du travail, peuvent être la source de grands profits et de grandes fortunes ; c’est parce que ces qualités-là sont aussi des formes du monopole.

Il ne faut pas nécessairement en conclure que le profil soit injuste, car nous avons admis au contraire que, dans bien des cas, le monopole est plus conforme à l’intérêt public que la concurrence (Voy. ci-dessus, p. 174-176).

Ceux qui font fortune par suite de facultés personnelles exceptionnelles ne portent préjudice à personne, et d’ailleurs le monopole des entrepreneurs se manifeste généralement non par un privilège qui leur permette de vendre au-dessus des prix courants, mais au contraire par la possession d’un secret ou de quelque avantage de situation qui leur permet de fabriquer au-dessous des frais ordinaires de production, ce qui est très conforme à l’intérêt public[2].

  1. Voy. notamment, Walras, Pareto, Pantaleoni.
  2. Le profit diffère donc de la rente foncière : — 1° parce que le monopole résultant de la rente foncière présente toujours un caractère réel et plus ou moins permanent, tandis que le profit présente au contraire un caractère personnel et temporaire ; — 2° parce que la rente foncière naît sinon, comme le pensait Ricardo, de l’accroissement des frais de production, du moins de l’accroissement des besoins, tandis que le profit, comme nous venons de le dire, naît généralement de l’abaissement des frais de production dans certaines industries. — Et tandis que le coût de production maximum règle seul la rente, c’est le coût de production minimum qui