Principes d’économie politique/IV--I-V

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V

DE L’ABSENTÉISME.


On désigne sous le nom d’absentéisme l’habitude prise par les propriétaires ou les rentiers de résider à l’étranger ou du moins hors de leurs terres, et la question qui se pose est de savoir si ce fait entraîne des conséquences fâcheuses pour le pays d’origine et vice versa avantageuses pour le pays de résidence. — Elle est extrêmement complexe et nous ne pouvons guère que l’indiquer ici.

Au point de vue moral l’absentéisme est sévèrement jugé. Mais encore faut-il distinguer. Ce jugement est parfaitement fondé en ce qui concerne les propriétaires fonciers, parce que la propriété foncière est, comme nous l’avons vu, une fonction sociale qui doit être exercée personnellement et non par délégation — ce qui est d’ailleurs la règle pour toutes les fonctions publiques. La propriété foncière qui se fonde sur l’utilité publique n’a plus de fondement ni de raison d’être du jour où son titulaire n’a plus d’autre rôle que de toucher des fermages et démontre par son absence même que le propriétaire n’est qu’un parasite. D’ailleurs, en dehors même de cette considération théorique qui est de poids, l’expérience a montré bien des fois, par exemple en Irlande, que l’absentéisme des propriétaires déléguant leurs pouvoirs à des intendants ou intermédiaires (middlemen) entraînait à la fois la ruine des cultivateurs et cette de l’agriculture[1]. Mais pour les rentiers il en est un peu autrement leur fonction sociale — car ils en ont une aussi, celle de créer et de gérer des capitaux — ne les attache pas plus particulièrement à tel lieu qu’à tel autre. Et au contraire faut un certain cosmopolitisme pour faire des placements avec intelligence et les suivre.

Au point de vue purement économique, on se plaint aussi de l’absentéisme parce que, dit-on, celui qui va dépenser ses revenus au dehors n’en fait pas profiter ses concitoyens et en fait au contraire bénéficier les étrangers. Et les faits paraissent bien justifier cette assertion. La résidence de riches étrangers en Suisse, en Italie, à Paris, sur la côte de Nice, n’est-elle pas considérée à bon droit par ces pays eux-mêmes comme une source de richesses ? Or, il est évident que si, par le seul fait de sa présence, l’absentéiste procure un bénéfice au pays où il réside, de même, par le seul fait de son absence, il doit infliger un préjudice égal au pays qu’il a quitté. En effet cet argent dépensé au loin, il ne saurait le dépenser (ni le placer) chez lui.

Il est vrai que tout se réduit en somme à un déplacement d’argent qui est enlevé d’un côté et apporté de l’autre et nous savons que tout accroissement ou toute diminution dans la quantité de numéraire est envisagé par les économistes avec une superbe indifférence.

Mais nous avons eu l’occasion de nous expliquer à diverses reprises (Voy. p. 95 et 287) sur cette théorie qu’il serait indifférent à un pays d’avoir peu ou beaucoup de monnaie. Dans le cas qui nous occupe, nous nous bornerons à faire remarquer que si des Anglais ont consenti à donner 50 millions à la Suisse, uniquement pour avoir le plaisir de voir ses lacs et ses glaciers, il est clair que la Suisse pourra échanger, quand elle voudra, ces 50 millions contre pareille valeur de marchandises anglaises, et que celles-ci par conséquent constitueront pour elle un accroissement de richesses qui ne lui aura rien coûté.

Mais, objectera-t-on, les Anglais en échange de leurs 50 millions auront consommé pour une valeur égale de produits suisses et au bout du compte il n’y a rien de plus ici qu’un échange de marchandises suisses contre marchandises anglaises ? — Voilà qui n’est nullement prouvé et même peu vraisemblable. Nul doute au contraire que les 50 millions payés, par hypothèse, par les résidents Anglais ne représentent une valeur très supérieure à la valeur des produits ou services effectivement consommés par eux : — 1° D’abord, parce qu’ils paient toutes choses plus qu’elles ne valent. Or, toutes réserves faites d’ailleurs sur la moralité d’un semblable procédé, il faut bien constater qu’il n’est guère de villes fréquentées par les étrangers où tous les marchands n’aient deux prix, l’un pour les étrangers et l’autre pour les gens du pays. — 2° De plus, parce que très souvent l’étranger paie l’usage d’une richesse qui n’est pas de sa nature consommable ni destructible. Quand l’étranger, en louant une villa pour la saison ou en prenant un guide pour la journée, achète le droit de jouir d’un beau ciel, de respirer un air salubre, de contempler la mer bleue ou les montagnes blanches, il n’enlève rien à la richesse du pays : il lui paie une véritable rente, identique à la rente qui profite à tout propriétaire ayant le monopole d’un avantage naturel quelconque. Et pourquoi, en effet, des panoramas comme ceux de la Suisse, des golfes d’azur comme ceux de Nice, des cascades comme celles de la Norwège, de grands souvenirs comme ceux des villes d’Italie, ne seraient-ils pas pour ces pays des sources de richesses tout aussi bien que des mines de charbon ou des forêts ?

Si donc le bénéfice qu’un pays retire de la présence d’étrangers nous paraît incontestable[2], la perte qu’il éprouve par l’absence de ses indigènes nous paraît non moins certaine ; c’est face et revers d’une même médaille. Le pays déserté par les riches, verra son numéraire suivre les absentéistes, puis ses produits suivre son numéraire, puis finalement sa population suivre le même chemin que ses produits.

  1. Au point de vue social et politique dont il faudrait tenir compte aussi, c’est l’absentéisme des grands propriétaires français attirés à Versailles, qui a contribué à la chute de l’aristocratie française.
    En Roumanie, les propriétaires résidant à l’étranger sont frappés d’impôts sévères.
  2. Au point de vue économique, car au point de vue moral, il peut en être différemment. Rien de plus démoralisant pour un pays et une population laborieuse et honnête que l’affluence de riches étrangers venus pour s’amuser et de tous les parasites qui suivent ces étrangers, le spectacle de leur luxe et de leurs vices, et l’appât d’un gain facile il n’y a qu’à voir dans tous les endroits fréquentés par les étrangers le nombre d’enfants dressés à mendier ou pire encore !